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Educa­tion perma­nente et Covid : « Raccom­mo­der » une société qui se défait

Tandis que se profile une probable sortie défi­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­tive de confi­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ment, ce qui ressort de ces vingt derniers mois est davan­­­­­­­­­tage l’aug­­­­­­­­­men­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tion des colères, de la défiance et du ressen­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­ment que celle de la soli­­­­­­­­­da­­­­­­­­­rité ou de la confiance en nos insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions. Face aux frac­­­­­­­­­tures sociales qui sont encore plus visibles et dans un climat de tension où les débats sont de moins en moins sereins, quel sens donner au travail d’édu­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tion perma­­­­­­­­­nente après une période aussi cham­­­­­­­­­bou­­­­­­­­­lée ?

Les Équipes Popu­­­­­­­­­laires, au même titre que d’autres orga­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tions collec­­­­­­­­­tives ou que les citoyens en géné­­­­­­­­­ral, ont fait l’ex­­­­­­­­­pé­­­­­­­­­rience de la diffé­­­­­­­­­rence entre les deux moments de confi­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ment (de mars à juin, puis à partir d’oc­­­­­­­­­tobre). À l’adré­­­­­­­­­na­­­­­­­­­line soli­­­­­­­­­daire du premier (« On va s’en sortir ensemble ») a succédé la lassi­­­­­­­­­tude, le dépit et la critique de mesures gouver­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tales très inégales – tantôt légi­­­­­­­­­times et porteuses de compen­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tions sociales, tantôt géné­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­trices d’iné­­­­­­­­­ga­­­­­­­­­li­­­­­­­­­tés ; tantôt expliquées et comprises, tantôt expé­­­­­­­­­di­­­­­­­­­tives et absurdes.

Au sein de nombreux groupes de notre mouve­­­­­­­­­ment, les anima­­­­­­­­­teurs et mili­­­­­­­­­tant.e.s ont ressenti concrè­­­­­­­­­te­­­­­­­­­ment les frac­­­­­­­­­tures de la société : les insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tions (poli­­­­­­­­­tiques en parti­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­lier) ont perdu du crédit et les clivages d’opi­­­­­­­­­nions virent au clash : la discus­­­­­­­­­sion démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tique devient diffi­­­­­­­­­cile voire impos­­­­­­­­­sible. En tant qu’ac­­­­­­­­­teurs insti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­nels, cela pose une série de diffi­­­­­­­­­cul­­­­­­­­­tés sur le terrain, non seule­­­­­­­­­ment en termes de gestion de groupe (combien de « prises de bec » entre tenants de visions oppo­­­­­­­­­sées sur la vacci­­­­­­­­­na­­­­­­­­­tion, l’ac­­­­­­­­­tion gouver­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tale, les médias, etc.), mais aussi parce qu’il est de moins en moins aisé de susci­­­­­­­­­ter de la confiance. Une orga­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion comme la nôtre, qui a pignon sur rue, qui reçoit des subsides publics et est imbriquée dans l’hé­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­tage du pilier social-chré­­­­­­­­­tien, inspire parfois, et de plus en plus, de la méfiance a priori.

Nous n’ai­­­­­­­­­mons pas le terme – car il ajoute de la stig­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion à la caté­­­­­­­­­go­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion ambiante – mais il faut bien recon­­­­­­­­­naître que l’ima­­­­­­­­­gi­­­­­­­­­naire complo­­­­­­­­­tiste a le vent en poupe et complique gran­­­­­­­­­de­­­­­­­­­ment les dyna­­­­­­­­­miques de trans­­­­­­­­­for­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tion sociale dont nous voulons être les accom­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­gna­­­­­­­­­teurs.

UN MÉTIER CHAMBOULÉ

Les condi­­­­­­­­­tions maté­­­­­­­­­rielles indis­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­sables à des dyna­­­­­­­­­miques d’édu­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tion perma­­­­­­­­­nente ont ainsi été révé­­­­­­­­­lées par ces confi­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ments : des locaux adap­­­­­­­­­tés, de l’équi­­­­­­­­­pe­­­­­­­­­ment infor­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tique, des contacts régu­­­­­­­­­liers, tout ce qui fait la vie physique des liens sociaux élémen­­­­­­­­­taires a cruel­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment manqué. Plus fonda­­­­­­­­­men­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment encore, il n’est pas exagéré d’af­­­­­­­­­fir­­­­­­­­­mer que les métiers de l’édu­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tion perma­­­­­­­­­nente ont été boule­­­­­­­­­ver­­­­­­­­­sés. « Des heures et des heures à écou­­­­­­­­­ter les souf­­­­­­­­­frances des gens », résu­­­­­­­­­mait une perma­­­­­­­­­nente lors d’une réunion où nous avons tiré ensemble le bilan de cette année compliquée. Un senti­­­­­­­­­ment d’im­­­­­­­­­puis­­­­­­­­­sance a souvent été ressenti : l’es­­­­­­­­­prit critique et le souci de construire des trajec­­­­­­­­­toires collec­­­­­­­­­tives passent rapi­­­­­­­­­de­­­­­­­­­ment au second plan quand il s’agit d’écou­­­­­­­­­ter des détresses parfois très profondes dans un contexte aussi parti­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­lier.

Sur un autre plan, mention­­­­­­­nons aussi la frus­­­­­­­tra­­­­­­­tion des anima­­­­­­­teur.rice.s et des parti­­­­­­­ci­­­­­­­pant.e.s aux projets qui ont été stop­­­­­­­pés  net par le premier confi­­­­­­­ne­­­­­­­ment. « Nous avons été coupés en plein élan », « Nous nous sentons frus­­­­­­­trés de voir s’éva­­­­­­­nouir et s’ef­­­­­­­fi­­­­­­­lo­­­­­­­cher des dyna­­­­­­­miques que nous avons parfois mis des mois voire des années à construire avec les publics »… Cette frus­­­­­­­tra­­­­­­­tion des projets suspen­­­­­­­dus s’est doublée d’une ruée « un peu animale » des profes­­­­­­­sion­­­­­­­nels du secteur asso­­­­­­­cia­­­­­­­tif sur les tech­­­­­­­no­­­­­­­lo­­­­­­­gies de visio­­­­­­­con­­­­­­­fé­­­­­­­rence. Si l’on ajoute à cela l’in­­­­­­­cer­­­­­­­ti­­­­­­­tude perma­­­­­­­nente sur le moment de la « reprise », tant attendu, tant de fois reporté, on comprend que la pratique du métier d’ani­­­­­­­ma­­­­­­­teur.rice en éduca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente a été secouée en profon­­­­­­­deur.

La mise à mal des rouages insti­­­­­­­tu­­­­­­­tion­­­­­­­nels habi­­­­­­­tuels a eu un impact égale­­­­­­­ment sur le type de rela­­­­­­­tions avec les parte­­­­­­­naires de notre action. Dans certaines régio­­­­­­­nales, les diffi­­­­­­­cul­­­­­­­tés de contact avec certains parte­­­­­­­naires (CPAS, admi­­­­­­­nis­­­­­­­tra­­­­­­­tions, asso­­­­­­­cia­­­­­­­tions) ont entraîné un retour à une forme d’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente plus « orga­­­­­­­nique », avec des collec­­­­­­­tifs auto-orga­­­­­­­ni­­­­­­­sés.

TÉMOINS DE L’AUGMENTATION DES INÉGALITÉS

Notre mouve­­­­­­­ment s’est aussi trouvé en première ligne pour obser­­­­­­­ver l’aug­­­­­­­men­­­­­­­ta­­­­­­­tion des inéga­­­­­­­li­­­­­­­tés que la crise sani­­­­­­­taire a provoquée. Inéga­­­­­­­li­­­­­­­tés concrètes bien sûr, finan­­­­­­­cières, maté­­­­­­­rielles, mais aussi inéga­­­­­­­li­­­­­­­tés d’ac­­­­­­­cès, de temps, de dispo­­­­­­­ni­­­­­­­bi­­­­­­­li­­­­­­­tés, d’es­­­­­­­pace. « Les invi­­­­­­­sibles sont deve­­­­­­­nus encore plus invi­­­­­­­sibles, pendant que les visibles faisaient des visios » résume une anima­­­­­­­trice. Ceux qui ont eu le réflexe et les compé­­­­­­­tences pour « swit­­­­­­­cher » sur les logi­­­­­­­ciels de visio­­­­­­­con­­­­­­­fé­­­­­­­rence ont-ils vu que de nombreuses personnes restaient sur le carreau, encore moins visibles et audibles ? Et elle enfonce le clou : « Oui, certains ont eu le temps de faire des visios et de prendre du recul en réflé­­­­­­­chis­­­­­­­sant au monde d’après ; nous en faisons partie, nous profes­­­­­­­sion­­­­­­­nels du secteur… Mais n’ont-ils pas raison, ceux qui nous observent, quand ils disent que nous faisons de l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion
perma­­­­­­­nente en chambre ? »

Cette inter­­­­­­­­­­­­­pel­­­­­­­la­­­­­­­tion puis­­­­­­­sante pointe une tension fonda­­­­­­­men­­­­­­­tale qui ressur­­­­­­­git souvent, mais avec encore plus d’in­­­­­­­sis­­­­­­­tance en période de crise : comment arti­­­­­­­cu­­­­­­­ler esprit critique et aide aux personnes ? Comment éviter que notre souci de construire du projet commun et de l’ac­­­­­­­tion collec­­­­­­­tive ne soit perçu comme super­­­­­­­­­­­­­flu voire inadé­quat (« arti­­­­­­­fi­­­­­­­ciel ») par des personnes en situa­­­­­­­tion de préca­­­­­­­rité ou de souf­­­­­­­france ? Il existe certes toute une litté­­­­­­­ra­­­­­­­ture théo­­­­­­­rique qui arti­­­­­­­cule parfai­­­­­­­te­­­­­­­ment les souf­­­­­­­frances person­­­­­­­nelles à des domi­­­­­­­na­­­­­­­tions subies… et l’on peut savoir qu’il est impor­­­­­­­tant de poli­­­­­­­ti­­­­­­­ser ces situa­­­­­­­tions de vie pour les amélio­­­­­­­rer collec­­­­­­­ti­­­­­­­ve­­­­­­­ment. Il n’em­­­­­­­pêche, dans le quoti­­­­­­­dien de l’ac­­­­­­­tion de terrain, dans l’ani­­­­­­­ma­­­­­­­tion, dans la rencontre avec les personnes, ces concepts et ces convic­­­­­­­tions n’aident pas toujours.

Le monde de la culture, qui s’est long­­­­­­­temps senti négligé durant la crise, oublié par les poli­­­­­­­tiques, recèle en son sein des grandes dispa­­­­­­­ri­­­­­­­tés internes. Les acteurs de l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente étaient un peu « les oubliés parmi les oubliés ». Le main­­­­­­­tien des subven­­­­­­­tions, capi­­­­­­­tal à la survie du secteur et précieux pour prépa­­­­­­­rer son redé­­­­­­­ploie­­­­­­­ment, n’a pas empê­­­­­­­ché pour autant un senti­­­­­­­ment de perte de sens chez certains travailleurs, coupés de leurs terrains, et dans l’im­­­­­­­pos­­­­­­­si­­­­­­­bi­­­­­­­lité de faire comprendre autour d’eux le sens de leur métier – double­­­­­­­ment « non-essen­­­­­­­tiel » et même carré­­­­­­­ment inexis­­­­­­­tant dans la commu­­­­­­­ni­­­­­­­ca­­­­­­­tion publique.

CONSOLIDER LES FONDATIONS

Un autre ensei­­­­­­­gne­­­­­­­ment essen­­­­­­­tiel de cette période inédite concerne l’im­­­­­­­por­­­­­­­tance des condi­­­­­­­tions même de l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion popu­­­­­­­laire, qu’on a sans doute tendance à tenir pour trop faci­­­­­­­le­­­­­­­ment acquises alors qu’elles exigent de plus en plus d’im­­­­­­­pli­­­­­­­ca­­­­­­­tion, de travail, d’ef­­­­­­­forts et de soins. Nous parlons des liens de base, de la confiance entre les personnes, de la convi­­­­­­­via­­­­­­­lité, de la chaleur humaine qui prend du temps à naître au sein d’un groupe. Sans cette proxi­­­­­­­mité, sans ces soli­­­­­­­da­­­­­­­ri­­­­­­­tés chaudes, les trajec­­­­­­­toires critiques et poli­­­­­­­tiques que nous avons voca­­­­­­­tion à co-construire avec les gens peuvent n’être qu’un feu de paille allumé à la hâte. Or, les exigences du métier, avec ses obli­­­­­­­ga­­­­­­­tions décré­­­­­­­tales, sont telles que le temps manque souvent pour la construc­­­­­­­tion de ces liens : par crainte de se trou­­­­­­­ver hors des critères de la citoyen­­­­­­­neté critique qu’on s’ap­­­­­­­plique à promou­­­­­­­voir, on néglige peut-être le temps néces­­­­­­­saire au socle fonda­­­­­­­men­­­­­­­tal de toute dyna­­­­­­­mique collec­­­­­­­tive, qui repose sur des liens de confiance et de proxi­­­­­­­mité. C’est en tout cas une leçon que nous tirons de l’ex­­­­­­­pé­­­­­­­rience du Covid : il y a une immense part de travail invi­­­­­­­sible en amont des acti­­­­­­­vi­­­­­­­tés exigibles en éduca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente, une part indis­­­­­­­pen­­­­­­­sable mais non recon­­­­­­­nue comme telle. Cette partie de notre travail est proba­­­­­­­ble­­­­­­­ment vouée à augmen­­­­­­­ter car la société semble avoir au moins autant besoin de confiance que de réflexi­­­­­­­vité critique.

Ces quelques réflexions globales, loin de nous décou­­­­­­­ra­­­­­­­ger, tendent au contraire à nous remo­­­­­­­bi­­­­­­­li­­­­­­­ser dans le sens que nous pouvons donner à nos missions d’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente. Bien sûr, l’épui­­­­­­­se­­­­­­­ment guette et la société est travaillée par un ressen­­­­­­­ti­­­­­­­ment géné­­­­­­­ra­­­­­­­lisé. C’est la raison pour laquelle il serait futile de « reprendre » nos acti­­­­­­­vi­­­­­­­tés d’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente « comme si de rien n’était ». La reprise peut avoir un autre sens : il s’agit plutôt de « repri­­­­­­­ser », autre­­­­­­­ment dit de raccom­­­­­­­mo­­­­­­­der les fonda­­­­­­­men­­­­­­­taux des liens entre les gens : présence, écoute, confiance, dispo­­­­­­­ni­­­­­­­bi­­­­­­­lité. La possi­­­­­­­bi­­­­­­­lité d’agir collec­­­­­­­ti­­­­­­­ve­­­­­­­ment pour trans­­­­­­­for­­­­­­­mer le monde dépend, aujourd’­­­­­­­hui plus que jamais, du niveau de confiance que nous sommes capables de susci­­­­­­­ter entre les personnes, entre les collec­­­­­­­tifs, ainsi qu’a­­­­­­­vec les relais insti­­­­­­­tu­­­­­­­tion­­­­­­­nels de cette trans­­­­­­­for­­­­­­­ma­­­­­­­tion sociale. Quelle que soit l’am­­­­­­­pleur de la tâche (les enjeux écolo­­­­­­­giques et sociaux sont énormes), le travail de « reprise » des liens frac­­­­­­­tu­­­­­­­rés et de raccom­­­­­­­mo­­­­­­­dage de la société sera chaque jour un métier de plus en plus essen­­­­­­­tiel.

Guillaume Lohest, président des Equipes Popu­laires

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