Analyses

Traité sur la Charte de l’éner­gie, on arrête tout (Août 2023)

Françoise Caudron, Contrastes août 2023, p. 14 à 15

Le Traité sur la Charte de l’éner­­­­­gie (TCE) est un accord inter­­­­­­­­­na­­­­­tio­­­­­nal de commerce et d’in­­­­­ves­­­­­tis­­­­­se­­­­­ment dans le secteur de l’éner­­­­­gie signé en 1994 et entré en vigueur en 1998. Il est aujourd’­­­­­hui très contro­­­­­versé. Il serait un frein à la tran­­­­­si­­­­­tion éner­­­­­gé­­­­­tique, limi­­­­­te­­­­­rait la souve­­­­­rai­­­­­neté des États en matière éner­­­­­gé­­­­­tique, empê­­­­­che­­­­­rait la lutte contre la préca­­­­­rité éner­­­­­gé­­­­­tique et serait incom­­­­­pa­­­­­tible avec les objec­­­­­tifs des Accords de Paris.

Mis en place dans un contexte de sortie de guerre froide, le TCE visait à renfor­­­­­cer la coopé­­­­­ra­­­­­tion Est-Ouest en inté­­­­­grant les secteurs éner­­­­­gé­­­­­tiques de l’Union sovié­­­­­tique et des pays d’Eu­­­­­rope de l’Est aux marchés euro­­­­­péen et mondial. L’objec­­­­­tif actuel du TCE est de créer des marchés de l’éner­­­­­gie ouverts non discri­­­­­mi­­­­­na­­­­­toires dans l’en­­­­­semble de ses États membres, de promou­­­­­voir la coopé­­­­­ra­­­­­tion entre États et de four­­­­­nir un cadre juri­­­­­dique stable pour les inves­­­­­tis­­­­­se­­­­­ments dans le secteur éner­­­­­gé­­­­­tique. Les règles de l’or­­­­­ga­­­­­ni­­­­­sa­­­­­tion mondiale du commerce (OMC) sont d’ap­­­­­pli­­­­­ca­­­­­tion, c’est-à-dire que le traité protège les inves­­­­­tis­­­­­seurs et leurs inves­­­­­tis­­­­­se­­­­­ments des risques poli­­­­­tiques tels que l’ex­­­­­pro­­­­­pria­­­­­tion, la discri­­­­­mi­­­­­na­­­­­tion, la natio­­­­­na­­­­­li­­­­­sa­­­­­tion, la rupture de contrat, les dommages liés à la guer­­­­­re…

Le traité couvre les diffé­­­­­rentes acti­­­­­vi­­­­­tés du secteur éner­­­­­gé­­­­­tique : le commerce, le tran­­­­­sit, les inves­­­­­tis­­­­­se­­­­­ments, l’ef­­­­­fi­­­­­ca­­­­­cité éner­­­­­gé­­­­­tique. Il est juri­­­­­dique­­­­­ment contrai­­­­­gnant et comprend des procé­­­­­dures de règle­­­­­ment des diffé­­­­­rends. On compte 54 pays ou orga­­­­­ni­­­­­sa­­­­­tions régio­­­­­nales d’in­­­­­té­­­­­gra­­­­­tion écono­­­­­mique (comme l’Union euro­­­­­péenne par exemple) qui sont actuel­­­­­le­­­­­ment membres du TCE.

Deux éléments suscitent de nombreuses critiques :

1. Le règle­­­­­ment des diffé­­­­­rends entre inves­­­­­tis­­­­­seurs et États (RDIE en français ou ISDS en anglais) Les articles 26 et 27 du traité règlent les diffé­­­­­rends entre les parties. L’ar­­­­­ticle 27 règle les diffé­­­­­rends entre États contrac­­­­­tants. L’ar­­­­­ticle 26 règle les diffé­­­­­rends entre inves­­­­­tis­­­­­seurs et États. Grâce à cet article 26, les inves­­­­­tis­­­­­seurs peuvent pour­­­­­suivre les États qui pren­­­­­draient des règle­­­­­men­­­­­ta­­­­­tions ayant des consé­quences néga­­­­­tives sur leurs profits. En adhé­­­­­rant au TCE, chaque État perd de ce fait une part de sa souve­­­­­rai­­­­­neté natio­­­­­nale sur le secteur de l’éner­­­­­gie. Il perd une marge de manœuvre s’il veut privi­­­­­lé­­­­­gier l’in­­­­­té­­­­­rêt public face aux inté­­­­­rêts privés des inves­­­­­tis­­­­­seurs.

Cette réalité est évidem­­­­­ment ques­­­­­tion­­­­­nante dans un contexte d’ur­­­­­gence clima­­­­­tique, de néces­­­­­sité de mettre fin aux éner­­­­­gies fossiles et de déve­­­­­lop­­­­­per des poli­­­­­tiques éner­­­­­gé­­­­­tiques durables. Ainsi, au cours de ces dernières années, de nombreux États ont dû verser des indem­­­­­ni­­­­­tés impor­­­­­tantes à des entre­­­­­prises privées actives dans les éner­­­­­gies fossi­­­­­les… Comme le précise Renaud Vivien, respon­­­­­sable du service poli­­­­­tique de l’ONG Entraide et Frater­­­­­nité, « le TCE n’est pas le seul accord de commerce et d’in­­­­­ves­­­­­tis­­­­­se­­­­­ment à inclure une clause ISDS. Toute­­­­­fois, aucun autre accord n’a suscité autant de plaintes en arbi­­­­­trage dans le monde.

Selon les données offi­­­­­cielles du Secré­­­­­ta­­­­­riat du TCE, il tota­­­­­li­­­­­sait 150
plaintes en arbi­­­­­trage au 1er juin 20222 ». Les tribu­­­­­naux d’ar­­­­­bi­­­­­trage en charge de régler les diffé­­­­­rends sont des tribu­­­­­naux privés. La plupart des diffé­­­­­rends sont gérés par le centre inter­­­­­­­­­na­­­­­tio­­­­­nal pour le règle­­­­­ment des diffé­­­­­rends rela­­­­­tifs aux inves­­­­­tis­­­­­se­­­­­ments (CIRDI)3 qui n’est rien d’autre qu’une des branches de la Banque mondiale. Ces tribu­­­­­naux d’ar­­­­­bi­­­­­trages inter­­­­­­­­­na­­­­­tio­­­­­naux n’ont que faire de l’avis rendu le 2 septembre 2021 par la Cour de justice de l’Union euro­­­­­péenne qui consi­­­­­dère que le méca­­­­­nisme de règle­­­­­ment des diffé­­­­­rends n’est pas conforme au droit euro­­­­­péen.

2. La « clause de survie » (sunset clause)

Un État qui décide de se reti­­­­­rer du TCE est soumis à la clause de survie (article 47) qui prévoit que les tribu­­­­­naux d’ar­­­­­bi­­­­­trage pour­­­­­ront encore être saisis par les inves­­­­­tis­­­­­seurs pendant les vingt années qui suivent la prise d’ef­­­­­fet du retrait. Cette clause dissuade certains États d’an­­­­­non­­­­­cer leur retrait du TCE. Prenons l’exemple de l’Ita­­­­­lie, qui après avoir annoncé son retrait du TCE en 2016, a fait l’objet de plusieurs récla­­­­­ma­­­­­tions de la part d’in­­­­­ves­­­­­tis­­­­­seurs dont les montants cumu­­­­­lés dépassent les 400 millions d’USD. Elle est par exemple pour­­­­­sui­­­­­vie par une société britan­­­­­nique pour avoir inter­­­­­­­­­dit de nouveaux forages pétro­­­­­liers en mer. Ceci dit, rien ne prouve qu’elle n’au­­­­­rait pas fait l’objet de ces récla­­­­­ma­­­­­tions si elle ne s’était pas reti­­­­­rée du TCE. Notons que ces pour­­­­­suites judi­­­­­ciaires ne sont possibles que sur les inves­­­­­tis­­­­­se­­­­­ments réali­­­­­sés avant le retrait du TCE.

L’es­­­­­sai de moder­­­­­ni­­­­­sa­­­­­tion du TCE

Étant de plus en plus contro­­­­­versé, une moder­­­­­ni­­­­­sa­­­­­tion du TCE a été enta­­­­­mée en 2017. Une série de cycles de négo­­­­­cia­­­­­tions se sont tenus entre 2017 et 2022. La Commis­­­­­sion euro­­­­­péenne avait reçu mandat de ses États membres pour propo­­­­­ser des amen­­­­­de­­­­­ments qui visaient un « verdis­­­­­se­­­­­ment » du TCE, en propo­­­­­sant notam­­­­­ment de le lier aux accords inter­­­­­­­­­na­­­­­tio­­­­­naux sur le climat, l’en­­­­­vi­­­­­ron­­­­­ne­­­­­ment, la respon­­­­­sa­­­­­bi­­­­­lité sociale et envi­­­­­ron­­­­­ne­­­­­men­­­­­tale des entre­­­­­prises. Si les amen­­­­­de­­­­­ments propo­­­­­sés allaient dans le sens d’une avan­­­­­cée pour le climat, ils restaient cepen­­­­­dant insuf­­­­­fi­­­­­sants et ne permet­­­­­taient pas de respec­­­­­ter les échéances de décar­­­­­bo­­­­­na­­­­­tion du secteur de l’éner­­­­­gie à l’ho­­­­­ri­­­­­zon 2030 tel que prévu par l’Ac­­­­­cord de Paris.

Plusieurs États membres de l’Union euro­­­­­péenne ont annoncé leur inten­­­­­tion de dénon­­­­­cer le TCE tandis que d’autres ont soutenu la conclu­­­­­sion du traité moder­­­­­nisé. À défaut d’une posi­­­­­tion unanime, la version moder­­­­­ni­­­­­sée du TCE n’a fina­­­­­le­­­­­ment pas pu être adop­­­­­tée.

La posi­­­­­tion de l’Union euro­­­­­péenne

Après l’échec d’un vote au Conseil de l’UE sur le projet de réforme du TCE en novembre dernier, la Commis­­­­­sion préco­­­­­nise désor­­­­­mais un retrait coor­­­­­donné à la fois de l’UE et des 26 États membres faisant partie du TCE. Cette propo­­­­­si­­­­­tion devra faire l’objet d’un vote à la majo­­­­­rité quali­­­­­fiée au Conseil. La Commis­­­­­sion rejoint ainsi l’avis du Parle­­­­­ment euro­­­­­péen qui s’était déjà prononcé sur la ques­­­­­tion. Et rejoint égale­­­­­ment la volonté de la Pologne, l’Al­­­­­le­­­­­magne, la France, l’Es­­­­­pagne, le Luxem­­­­­bourg, les Pays-Bas, la Slové­­­­­nie et du Portu­­­­­gal.

Par ailleurs, 25 orga­­­­­ni­­­­­sa­­­­­tions de la société civile euro­­­­­péenne ont envoyé ce 10 juillet un cour­­­­­rier4 aux ministres de l’Éner­­­­­gie des États membres appe­­­­­lant égale­­­­­ment à une sortie coor­­­­­don­­­­­née du TCE.

Ce retrait, couplé à une neutra­­­­­li­­­­­sa­­­­­tion de la clause de survie, est sans doute la seule voie possible qui permet­­­­­trait de respec­­­­­ter les enga­­­­­ge­­­­­ments inter­­­­­­­­­na­­­­­tio­­­­­naux sur le climat et de restau­­­­­rer la souve­­­­­rai­­­­­neté des États membres dans leur poli­­­­­tique éner­­­­­gé­­­­­tique et clima­­­­­tique. C’est en tout cas ce que défend en France le Haut Conseil pour le Climat5. Plus tôt les pays se reti­­­­­re­­­­­ront du TCE, moins élevé sera le risque de nouveaux inves­­­­­tis­­­­­se­­­­­ments dans les éner­­­­­gies fossiles. Inves­­­­­tis­­­­­se­­­­­ments qui seraient dura­­­­­ble­­­­­ment proté­­­­­gés par le TCE et sa régle­­­­­men­­­­­ta­­­­­tion.

De plus, si la sortie se fait de manière grou­­­­­pée, cela pour­­­­­rait affai­­­­­blir la clause de survie car les États qui se retirent pour­­­­­raient adop­­­­­ter un accord excluant les litiges entre eux avant de quit­­­­­ter le TCE. Ce genre d’ac­­­­­cord rendrait plus diffi­­­­­ciles aussi les éven­­­­­tuelles pour­­­­­suites par les inves­­­­­tis­­­­­seurs de ces mêmes pays. Sortir du TCE paraît incon­­­­­tour­­­­­nable tant pour des raisons clima­­­­­tiques, démo­­­­­cra­­­­­tiques que sociales.


1. https://rhizome.etopia.be/digi­­­­­tal-viewer/c-167561
2. VIVIEN R., TCE : pour l’UE et la Belgique, l’es­­­­­poir d’une sortie prochaine, Entraide et Frater­­­­­nité, mars 2023.
3. https://icsid.world­­­­­bank.org/fr
4. https://www.veblen-insti­­­­­tute.org/IMG/pdf/letter-to-energy-minis­­­­­ters-july-2023.pdf
5. Haut Conseil pour le climat, Avis sur la moder­­­­­ni­­­­­sa­­­­­tion du traité sur la Charte de l’éner­­­­­gie, octobre 2022.
6. BENITO SANCHEZ J.C. et VIVIEN R., Le traité sur la Charte de l’éner­­­­­gie, ennemi dans la lutte contre la préca­­­­­rité éner­­­­­gé­­­­­tique, Entraide et Frater­­­­­nité, mars 2022.