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Carte blanche dans le vif « Anti­sio­nisme », « anti­sys­tème » et autres mots confus : les progres­sistes doivent parler une autre langue

Le débat fait rage sur le terme « anti­­­­­sio­­­­­nisme », suspecté d’être devenu syno­­­­­nyme d’an­­­­­ti­­­­­sé­­­­­mi­­­­­tisme. Les défen­­­­­seurs des droits des Pales­­­­­ti­­­­­niens, à juste titre, s’in­­­­­surgent contre ce qu’ils consi­­­­­dèrent comme une confu­­­­­sion inac­­­­­cep­­­­­table qui vise­­­­­rait à discré­­­­­di­­­­­ter toute oppo­­­­­si­­­­­tion aux poli­­­­­tiques oppres­­­­­sives menées par l’État israé­­­­­lien.

Mais ce que personne ne semble remarquer – ou que tout le monde préfère igno­­­­­rer – est que cette bataille lexi­­­­­cale fait office de leurre par rapport à un problème démo­­­­­cra­­­­­tique bien plus global. Car ce qui est en cause, ce ne sont pas les défi­­­­­ni­­­­­tions : ce sont les usages. Autre­­­­­ment dit nos discours, nos postures, le choix des mots dans le débat poli­­­­­tique et dans les luttes mili­­­­­tantes en cette période actuelle de confu­­­­­sion idéo­­­­­lo­­­­­gique.

C’est donc bien une affaire de langage. Mais la ques­­­­­tion n’est pas de savoir si, théo­­­­­rique­­­­­ment parlant, « anti­­­­­sio­­­­­niste » veut dire « anti­­­­­sé­­­­­mite ». Tout le monde sait que ce n’est pas le cas, Emma­­­­­nuel Macron le premier. Ce qu’il s’agit de clari­­­­­fier ne se situe pas au niveau du Petit Robert mais de nos prises de parole. Les linguistes le savent : c’est l’usage qui finit toujours par faire loi. Ques­­­­­tion­­­­­nons-nous : de quelle manière, précise ou confuse, géné­­­­­rale ou circons­­­­­tan­­­­­ciée, expri­­­­­mons-nous nos idées poli­­­­­tiques ? Aux défen­­­­­seurs des droits des Pales­­­­­ti­­­­­niens, cela renvoie cette ques­­­­­tion : que faire quand des anti­­­­­sé­­­­­mites utilisent la même rhéto­­­­­rique poli­­­­­tique que nous, qui ne le sommes pas ? Bien sûr que la crimi­­­­­na­­­­­li­­­­­sa­­­­­tion du terme « anti­­­­­sio­­­­­nisme » est absurde et en ajou­­­­­te­­­­­rait à la confu­­­­­sion. Cela étant, nier le problème d’un usage anti­­­­­sé­­­­­mite de ce terme l’en­­­­­tre­­­­­tient tout autant. Critiquer Macron et s’in­­­­­di­­­­­gner à coup de défi­­­­­ni­­­­­tions est sans doute néces­­­­­saire dans le débat que chacun mène avec soi-même. Par contre, gaspiller de l’éner­­­­­gie à reven­­­­­diquer le bon usage du terme anti­­­­­sio­­­­­niste, contre d’autres « anti­­­­­sio­­­­­nistes » anti­­­­­sé­­­­­mites ou contre le gouver­­­­­ne­­­­­ment français, ne fera pas avan­­­­­cer d’un iota la paix au Moyen-Orient ou les droits des Pales­­­­­ti­­­­­niens. Nous pouvons défendre ceux-ci tout aussi réso­­­­­lu­­­­­ment avec des mots plus effi­­­­­caces. Plus effi­­­­­caces parce que plus clairs.

En réalité, ce problème de langage dans le débat poli­­­­­tique dépasse le seul terme d’an­­­­­ti­­­­­sio­­­­­nisme. Il porte égale­­­­­ment sur des mots usuels comme « démo­­­­­cra­­­­­tie », système », « peuple », « médias », « Europe ». Exemple. Où posi­­­­­tion­­­­­ne­­­­­riez-vous, sur l’échiquier poli­­­­­tique, quelqu’un qui affirme que « nous ne sommes plus en démo­­­­­cra­­­­­tie, qu’il faut chan­­­­­ger le système, que les médias domi­­­­­nants et l’Eu­­­­­rope sont à la solde du capi­­­­­ta­­­­­lisme et qu’il est temps de redon­­­­­ner la parole au peuple » ? Mili­­­­­tant anar­­­­­chiste ? Écolo­­­­­giste ? Parti­­­­­san du Rassem­­­­­ble­­­­­ment Natio­­­­­nal ? Fan d’Étienne Chouard ou de Bernie Sanders ? Un peu de tout cela à la fois : citoyen rebelle pas trop regar­­­­­dant du moment que ça cogne dur contre le « système » ? Allez savoir. Ce discours pour­­­­­rait aujourd’­­­­­hui être tenu par n’im­­­­­porte lequel des profils cités. Le « déga­­­­­gisme » ambiant, anti-esta­­­­­bli­­­­sh­­­­­ment, est partagé par des personnes aux idées très diverses. C’est frap­­­­­pant dans le mouve­­­­­ment des Gilets jaunes, mais ce phéno­­­­­mène concerne toute la société.

Est-ce un problème ? Si un fasciste dit « Vive le prin­­­­­temps » ou « J’aime ma femme », je ne vais tout de même pas m’in­­­­­ter­­­­­dire ces expres­­­­­sions pour autant. « Les mots appar­­­­­tiennent à tout le monde, ce n’est pas parce qu’on utilise les mêmes qu’ils renvoient aux mêmes idées » répon­­­­­dront les mili­­­­­tants de gauche qui n’ont pas envie de s’em­­­­­bar­­­­­ras­­­­­ser de ces réflexions.

Sauf que. C’est oublier un peu vite que les indi­­­­­vi­­­­­dus n’ont pas un programme élec­­­­­to­­­­­ral à la place du cerveau. Le monde des idées théo­­­­­riques n’existe que sur papier. Dans la vie, les idées sont mêlées à des corps et à des émotions. Elles sont souvent mouvantes, floues, hési­­­­­tantes. Elles voyagent, s’amal­­­­­ga­­­­ment, se simpli­­­­­fient, se déco­­­­­lorent et se reco­­­­­lorent. Dans le grand bain confus des réseaux sociaux, il y a de quoi les faire mous­­­­­ser. Et la plupart du temps, ces idées sont géné­­­­­rales et vola­­­­­tiles. Or la défiance est géné­­­­­ra­­­­­li­­­­­sée à l’en­­­­­contre des partis poli­­­­­tiques et des corps inter­­­­­­­­­mé­­­­­diaires, anciens garants d’une rela­­­­­tive clarté idéo­­­­­lo­­­­­gique qui a volé en éclats. En l’ab­­­­­sence de ces repères dispa­­­­­rus, le risque est réel que ces idées indé­­­­­ter­­­­­mi­­­­­nées, lais­­­­­sées à leur errance sur les réseaux entre indi­­­­­vi­­­­­dus à fleur-de-peau, atter­­­­­rissent en-dehors des balises de ce que nous avions jusqu’ici appelé démo­­­­­cra­­­­­tie. C’est l’his­­­­­toire du bébé et de l’eau du bain. Bébé démo­­­­­cra­­­­­tie et eaux grises du « système ».

Il est temps de se deman­­­­­der sérieu­­­­­se­­­­­ment si nous ne vivons pas une forme d’entre-époque poten­­­­­tiel­­­­­le­­­­­ment préfas­­­­­ciste. Ce « clair-obscur », dixit Gram­sci, duquel « surgissent les monstres ». Si tel est le cas, la respon­­­­­sa­­­­­bi­­­­­lité des mouve­­­­­ments progres­­­­­sistes est immense dans le choix des mots. S’ils s’op­­­­­posent avec brio au langage néoli­­­­­bé­­­­­ral et au green­­­­­wa­­­­­shing qui génèrent de l’im­­­­­puis­­­­­sance, ils doivent aussi prendre leurs distances avec la rhéto­­­­­rique géné­­­­­rale anti­­­­­sys­­­­­tème. Car cette rhéto­­­­­rique confuse est préfas­­­­­ciste. C’est elle qui a aidé au contrat de mariage entre l’ex­­­­­trême-droite et le Mouve­­­­­ment 5 Étoiles en Italie.

Cela ne signi­­­­­fie évidem­­­­­ment pas pour les gauches de renier leurs valeurs et leurs combats, ni de tomber dans les bras de Macron au nom de la lutte contre les popu­­­­­lismes. Il ne s’agit pas non plus d’aban­­­­­don­­­­­ner la radi­­­­­ca­­­­­lité. Mais il faut affron­­­­­ter la ques­­­­­tion : que faire quand des anti­­­­­sé­­­­­mites, des racistes, des fascistes se mettent à utili­­­­­ser massi­­­­­ve­­­­­ment la même rhéto­­­­­rique que vous, qui n’êtes ni anti­­­­­sé­­­­­mite, ni raciste, ni fasciste ?

Il y a toujours de meilleures manières de dire, qu’il s’agisse de dénon­­­­­cer l’oc­­­­­cu­­­­­pa­­­­­tion illé­­­­­gale de la Pales­­­­­tine ou de reven­­­­­diquer plus de justice sociale, fiscale, écolo­­­­­gique, ou encore un appro­­­­­fon­­­­­dis­­­­­se­­­­­ment de nos démo­­­­­cra­­­­­ties. On peut être offen­­­­­sif et précis. Très rouge ou très vert, à votre guise, mais sans aucune nuance de brun. Dire c’est faire, disait l’un. Tout est langage, disait l’autre. Si nous voulons éviter le fascisme, pensons-y.

Par Guillaume Lohest, chargé d’études en éduca­­­­­tion perma­­­­­nente aux Équipes Popu­­­­­laires. Il est l’au­­­­­teur d’une étude inti­­­­­tu­­­­­lée « Nos démo­­­­­cra­­­­­ties peuvent-elles passer l’arme à gauche ? » (2018).

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