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« Il est bon de parler… et meilleur de se taire ! » Une opinion qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas donner…

Article paru dans « CORONAVIRUS : SUBIR LE MONDE OU LE RÉINVENTER » (Contrastes, p.10, Mars-Avril 2020)

Dans notre société soucieuse de liberté, de débat critique, d’éman­­­­­­­ci­­­­­­­pa­­­­­­­tion, nous sommes enclins à penser que c’est en écou­­­­­­­tant les opinions de chacun, en les confron­­­­­­­tant, que peut émer­­­­­­­ger une véri­­­­­­­table démo­­­­­­­cra­­­­­­­tie. Dans nos orga­­­­­­­ni­­­­­­­sa­­­­­­­tions d’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente, on n’ar­­­­­­­rête pas de le dire : on travaille à la libé­­­­­­­ra­­­­­­­tion de parole ! Pour­­­­­­­tant, la période étrange que nous traver­­­­­­­sons semble récla­­­­­­­mer, dans le même temps, une atti­­­­­­­tude inverse.

Les réseaux sociaux ont été satu­­­­­­­rés, dans un premier temps, de crâne­­­­­­­ries : « Moins dange­­­­­­­reux que la grippe ! » pouvait-on lire. Puis sont arri­­­­­­­vées les fake news, les angoisses, les faux témoi­­­­­­­gnages, les graphiques faits sur Excel par Jean-Luc dans son salon, etc. Chacun se situe quelque part, sur le nuan­­­­­­­cier qui court de l’ex­­­­­­­trême inquié­­­­­­­tude à la décon­­­­­­­trac­­­­­­­tion la plus totale, et cela donne un concert d’opi­­­­­­­nions variées sur la situa­­­­­­­tion.

L’avez-vous aussi ressen­­­­­­­tie, cette intui­­­­­­­tion ? Il est sans doute des moments où la chose la plus perti­­­­­­­nente à faire dans l’in­­­­­­­té­­­­­­­rêt géné­­­­­­­ral est de se taire. De ne pas donner son opinion. Parce qu’il y a une diffé­­­­­­­rence entre débat démo­­­­­­­cra­­­­­­­tique et brou­­­­­­­haha. Parce qu’il y a une diffé­­­­­­­rence entre le bien commun et le café du commerce. Parce que ce n’est pas par une déci­­­­­­­sion à la majo­­­­­­­rité qu’on a appris que la terre tourne autour du soleil ou que le Covid-19 a un taux de repro­­­­­­­duc­­­­­­­tion de base situé entre 2,2 et 3,5.

Depuis des années il y a dans la société, parti­­­­­­­cu­­­­­­­liè­­­­­­­re­­­­­­­ment à gauche, une critique de la société des « experts », de la tech­­­­­­­no­­­­­­­cra­­­­­­­tie. Cette immense crise sani­­­­­­­taire risque de chan­­­­­­­ger un peu la donne. Il s’agira en tout cas de se deman­­­­­­­der si la critique des experts ne recouvre pas plutôt un ras-le-bol ciblé des… experts écono­­­­­­­miques. Car nous avons plus que jamais besoin d’une commu­­­­­­­nauté scien­­­­­­­ti­­­­­­­fique soute­­­­­­­nue par les citoyen.ne.s.

Ce ne sont pas tant les experts contre les citoyens, qu’un arbi­­­­­­­trage démo­­­­­­­cra­­­­­­­tique à réali­­­­­­­ser ensemble pour déter­­­­­­­mi­­­­­­­ner quels experts servent quels inté­­­­­­­rêts, quelles fina­­­­­­­li­­­­­­­tés, quels biens communs.

Donc, parfois, en démo­­­­­­­cra­­­­­­­tie, l’in­­­­­­­té­­­­­­­rêt géné­­­­­­­ral récla­­­­­­­me­­­­­­­rait de notre part silence et obéis­­­­­­­sance ? Les esprits contes­­­­­­­ta­­­­­­­taires s’ac­­­­­­­com­­­­­­­mo­­­­­­­de­­­­­­­ront mal de cette affir­­­­­­­ma­­­­­­­tion. Et pour­­­­­­­tant. Si vous avez déjà fait l’ex­­­­­­­pé­­­­­­­rience d’une prome­­­­­­­nade en groupe, lors de laquelle vous perdez votre chemin, vous savez combien il est impos­­­­­­­sible de gérer la situa­­­­­­­tion si tout le monde se met à parler en même temps et à penser en fonc­­­­­­­tion de ses peurs et de ses obses­­­­­­­sions. Notre situa­­­­­­­tion poli­­­­­­­tique ne ressemble-t-elle pas à cela ? Délé­­­­­­­guer (ponc­­­­­­­tuel­­­­­­­le­­­­­­­ment) sa confiance, c’est aussi cela la démo­­­­­­­cra­­­­­­­tie.

Le philo­­­­­­­sophe Alain écri­­­­­­­vait ceci en 1912, qui achè­­­­­­­vera de décon­­­­­­­te­­­­­­­nan­­­­­­­cer les révo­­­­­­­lu­­­­­­­tion­­­­­­­naires. « Résis­­­­­­­tance et obéis­­­­­­­sance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéis­­­­­­­sance, il assure l’ordre ; par la résis­­­­­­­tance il assure la liberté. Et il est bien clair que l’ordre et la liberté ne sont point sépa­­­­­­­rables, car le jeu des forces, c’est-à-dire la guerre privée, à toute minute, n’en­­­­­­­ferme aucune liberté ; c’est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d’être oppo­­­­­­­sés ; j’aime mieux dire qu’ils sont corré­­­­­­­la­­­­­­­tifs. La liberté ne va pas sans l’ordre ; l’ordre ne vaut rien sans la liberté. Obéir en résis­­­­­­­tant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéis­­­­­­­sance est anar­­­­­­­chie ; ce qui détruit la résis­­­­­­­tance est tyran­­­­­­­nie. Ces deux maux s’ap­­­­­­­pellent, car la tyran­­­­­­­nie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyran­­­­­­­nie. »

Je ne dis pas que je pense comme Alain. Je suis aussi aller­­­­­­­gique que vous au concept poli­­­­­­­tique d’ordre, qui sera utilisé tout le ving­­­­­­­tième siècle par les pires idéo­­­­­­­lo­­­­­­­gies. Mais la période que nous traver­­­­­­­sons exige aussi un peu de remue-ménage dans nos imagi­­­­­­­naires poli­­­­­­­tiques, et certai­­­­­­­ne­­­­­­­ment une recon­­­­­­­fi­­­­­­­gu­­­­­­­ra­­­­­­­tion des rela­­­­­­­tions entre commu­­­­­­­nau­­­­­­­tés scien­­­­­­­ti­­­­­­­fiques et commu­­­­­­­nau­­­­­­­tés poli­­­­­­­tiques.

N’op­­­­­­­po­­­­­­­sons pas la parole et le silence. On peut aussi consi­­­­­­­dé­­­­­­­rer le silence démo­­­­­­­cra­­­­­­­tique comme une caisse de réso­­­­­­­nance de la parole d’autres, comme un silence libre et conscient destiné à lais­­­­­­­ser la place à des voix plus utiles que la nôtre.

« Il est bon de parler, et meilleur de se taire » écrit Jean De La fontaine dans la fable L’ours et l’ama­­­­­­­teur de jardins. Il pour­­­­­­­suit en préci­­­­­­­sant : « Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés. » Autre­­­­­­­ment dit, lorsqu’on en fait usage à outrance.

Ceci n’était toute­­­­­­­fois qu’une opinion.

Guillaume Lohest

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