Analyses

INTERVIEW – Les droits fonda­men­taux n’ont plus la cote (La Four­mi­lière mars-avril 2019)

Autrice Clau­­­­­­­­­­­­­­­­­­­dia Bene­­­­­­­­­­­­­­­­­­­detto, La Four­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­lière mars-avril 2019, p.11–13

Propos recueillis lors du débat Contrastes qui a eu lieu le 28 février dernier à l’UNa­­­­­mur

Y a-t-il encore une justice ? Quelles sont les mesures qui en compliquent l’ac­­­­­­­­­cès ? Quel mouve­­­­­­­­­ment faudrait-il impul­­­­­­­­­ser ? Et au niveau inter­­­­­­­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­tio­­­­­­­­­nal, pose-t-on les mêmes constats ? La Décla­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tion univer­­­­­­­­­selle des droits humains veut-elle encore dire quelque chose aujourd’­­­­­­­­­hui ? Pour cette édition des confé­­­­­­­­­rences de Contrastes, nous avons eu le plai­­­­­­­­­sir de rece­­­­­­­­­voir Manuela Cadelli et Françoise Tulkens, deux femmes qui conjuguent un franc-parler et un regard social, poli­­­­­­­­­tique et critique sur le  fonc­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ment de la justice.

Contrastes : Face aux diffi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­cul­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tés budgé­­­­­­­­­­­­­­­­­­­taires de la Justice, peut-on dire qu’il y a encore une justice ?

Manuela Cadelli : Ce n’est pas qu’il n’y a plus de justice, c’est que la qualité, l’ef­­­­­­­­­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­­­­­­­­­cité, l’ac­­­­­­­­­­­­­­­­­­­cès et l’in­­­­­­­­­­­­­­­­­­­dé­­­­­­­­­­­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­­­­­­­­­­­dance de la justice sont consi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­dé­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ble­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ment obérés et mena­­­­­­­­­­­­­­­­­­­cés. L’en­­­­­­­­­­­­­­­­­­­semble des dépenses publiques (fédé­­­­­­­­­­­­­­­­­­­rales, régio­­­­­­­­­­­­­­­­­­­nales et commu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­nau­­­­­­­­­­­­­­­­­­­taires) en Belgique sont de l’ordre de 225 milliards d’eu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ros. Et le budget consenti à la justice était en 2016 d’en­­­­­­­­­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ron 1,8 milliard d’eu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ros. De ce montant, il faut déduire le budget des prisons, pour obte­­­­­­­­­­­­­­­­­­­nir le budget des cours, tribu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­naux et parquets qui lui repré­­­­­­­­­­­­­­­­­­­sente la somme de 931 millions d’eu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ros (2016).

La Commis­­­­­­­­­­­­­­­­­­­sion euro­­­­­­­­­­­­­­­­­­­péenne pour l’ef­­­­­­­­­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­­­­­­­­­cité de la justice avait rendu un rapport en 2016 (sur base de l’an­­­­­­­­­­­­­­­­­­­née 2014), et son constat était que la moyenne des dépenses euro­­­­­­­­­­­­­­­­­­­péennes en propor­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tion du PIB était de 2,2%. La Belgique se posi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­­­­­­­­­nait à 0,7 %. On est vrai­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ment les mauvais élèves alors que l’Ukraine, la Russie sont bien au-dessus !

Un autre chiffre inté­­­­­­­­­­­­­­­­­­­res­­­­­­­­­­­­­­­­­­­sant sur Qui a accès à la justice ? L’aide légale est totale si vous êtes dans le besoin, à condi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tion que votre revenu soit de 1100 euros maxi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­mum pour un isolé et 1290 euros pour un ménage. Les gens qui gagnent davan­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tage n’y ont pas accès. Ce qui veut dire que toute une partie de la popu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­la­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tion, la classe moyenne infé­­­­­­­­­­­­­­­­­­­rieure, ne va plus en justice. De plus, le taux de TVA de 21 % sur les frais de justice est au même taux que les articles de luxe ! Tout cela peut décou­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ger !

Ce gouver­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ment ne respecte pas la loi qui prévoit le nombre de magis­­­­­­­­­­­­­­­­­­­trats par palais et ce de manière décom­­­­­­­­­­­­­­­­­­­plexée. Le ministre de la justice Koen Geens avait dit clai­­­­­­­­­­­­­­­­­­­re­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ment dans son Plan Justice en mars 2015 qu’il souhai­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tait réduire l’im­­­­­­­­­­­­­­­­­­­put, c’est-à-dire le nombre de personnes qui ont accès à la justice. En 2010, les dossiers entrants dans les tribu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­naux de première instance sont d’en­­­­­­­­­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ron 274.110. En 2016, ils sont d’en­­­­­­­­­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ron 237.306. Donc un peu moins de 40.000 dossiers. Et ceux qui sont entrés dans les tribu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­naux correc­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­­­­­­­­­nels, c’est-à dire les dossiers pour­­­­­­­­­­­­­­­­­­­sui­­­­­­­­­­­­­­­­­­­vis par le parquet, sont de 93.426 en 2010 et 74.386 en 2016. Donc 20.000 dossiers en moins. C’est énorme en 5 ans !

Ce manque de person­­­­­­­­­­­­­­­­­­­nel est de plus en plus problé­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tique. Dans l’en­­­­­­­­­­­­­­­­­­­semble des tribu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­naux, on en est en 2018 à seule­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ment 83 % d’oc­­­­­­­­­­­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­­­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tion ! Les substi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tuts n’ont pas les moyens humains de pour­­­­­­­­­­­­­­­­­­­suivre toutes les infrac­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tions. On classe des dossiers parce qu’on n’a pas le budget. On ne sait pas payer les experts ! Autre exemple lié à ce manque de budget : les systèmes infor­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tiques des commis­­­­­­­­­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­­­­­­­­­riats de police ne sont pas compa­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tibles avec ceux des palais, les fichiers reçus par la police doivent être impri­­­­­­­­­­­­­­­­­­­més.
La procé­­­­­­­­­­­­­­­­­­­dure aussi est touchée : on supprime des recours où on les condi­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tionne à un tel point que les gens y renoncent.

Que faire face à ces constats inquié­­­­­­­­­tants ?

Manuela Cadelli : Il faut se réap­­­­­­­­­pro­­­­­­­­­prier nos communs : on le voit en matière envi­­­­­­­­­ron­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tale et ça doit l’être aussi pour la justice. La justice est un commun. Comme la santé ou la culture, c’est l’af­­­­­­­­­faire de chacun et de tous à la fois, on doit tous s’en saisir pour préser­­­­­­­­­ver nos démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­ties. La fisca­­­­­­­­­lité l’est égale­­­­­­­­­ment ; sans elle, il n’y a pas de service public acces­­­­­­­­­sible à tous.

Le ministre de la Justice nous dit : « C’est l’aus­­­­­­­­­té­­­­­­­­­rité, c’est l’Eu­­­­­­­­­rope. On ne sait rien faire ». Fin 2017, le budget de la justice, c’est envi­­­­­­­­­ron 819 millions d’eu­­­­­­­­­ros pour les cours, tribu­­­­­­­­­naux et parquets. Et le gouver­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ment belge accorde au secteur bancaire, y compris les holdings (socié­­­­­­­­­tés qui créent d’autres socié­­­­­­­­­tés pour faire de l’op­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion fiscale), un cadeau fiscal annuel de 942 millions. L’aus­­­­­­­­­té­­­­­­­­­rité est un choix poli­­­­­­­­­tique à géomé­­­­­­­­­trie variable. Réap­­­­­­­­­pro­­­­­­­­­prions-nous la ques­­­­­­­­­tion de la fisca­­­­­­­­­lité et reven­­­­­­­­­diquons-la !

Et au niveau euro­­­­­­­­­péen, la justice est-elle égale­­­­­­­­­ment en mauvaise santé ?

Françoise Tulkens : Au sein de la Conven­­­­­­­­­tion euro­­­­­­­­­péenne des droits de l’homme, la ques­­­­­­­­­tion de la justice est centrale. Elle est consa­­­­­­­­­crée par l’ar­­­­­­­­­ticle 6 qui prévoit le droit à un procès équi­­­­­­­­­table. L’exer­­­­­­­­­cice de la justice est le fonde­­­­­­­­­ment d’un Etat démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tique.
La justice est aussi la compo­­­­­­­­­sante de l’Etat de droit. Aujourd’­­­­­­­­­hui, tout le monde en parle, ça devient un concept fourre-tout. Certains poli­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­ciens comme Bart De Wever ont le culot de dire que l’Etat de droit est une arque­­­­­­­­­buse juri­­­­­­­­­dique. Entendre ça en 2018, c’est vrai­­­­­­­­­ment le comble ! L’Etat de droit, c’est le droit au droit qui est fondé sur les droits humains, c’est le droit au juge. Dire qu’aujourd’­­­­­­­­­hui, on n’en a plus besoin, c’est sonner la fin de la démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tie. C’est par ce type de petites phrases qui font mouche que la démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tie meurt. Elles détri­­­­­­­­­cotent tout ce qui assure le respect de nos liber­­­­­­­­­tés. Aujourd’­­­­­­­­­hui, ce n’est plus acquis. Il faut se battre. La démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tie risque de dispa­­­­­­­­­raitre. Je ne veux pas être alar­­­­­­­­­miste mais j’en­­­­­­­­­tends dans toute une série d’en­­­­­­­­­droits la critique des droits humains qui est très forte : « Mais nous n’en voulons plus ! Qu’est-ce que c’est que ces cours avec des juges qui viennent de l’étran­­­­­­­­­ger. Et des femmes en plus ! ».

On doit conti­­­­­­­­­nuer à affir­­­­­­­­­mer que les êtres humains naissent libres et égaux en droits, c’est ça qu’on doit recon­­­­­­­­­naitre ! Je me rends compte qu’aujourd’­­­­­­­­­hui, ces fonda­­­­­­­­­men­­­­­­­­­taux qui ont consti­­­­­­­­­tué des forces, des aspi­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tions ont moins la cote. Il nous faut une justice effi­­­­­­­­­ciente qui est, selon le mémo­­­­­­­­­ran­­­­­­­­­dum d’avo­­­­­­­­­cats.be1 « une garan­­­­­­­­­tie de l’ordre social, poli­­­­­­­­­tique et écono­­­­­­­­­mique ».

Le droit à un procès équi­­­­­­­­­table est fonda­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tal, c’est-à-dire que toute personne a droit à ce que sa cause soit enten­­­­­­­­­due et tran­­­­­­­­­chée par un tiers indé­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­dant et impar­­­­­­­­­tial. C’est ça l’ac­­­­­­­­­cès à la justice pour tous. Ça ne sert à rien d’avoir tous les autres droits si on ne peut pas aller en justice pour les faire valoir !

La rappor­­­­­­­­­teuse spéciale des Nations Unies sur l’ex­­­­­­­­­trême pauvreté et les droits humains révèle que le manque d’ac­­­­­­­­­cès à la justice est une des prin­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­pales raisons pour lesquelles les personnes basculent et demeurent dans l’ex­­­­­­­­­trême pauvreté. Elle affirme que : « L’ac­­­­­­­­­cès effec­­­­­­­­­tif à la justice est un instru­­­­­­­­­ment essen­­­­­­­­­tiel pour lutter contre la pauvreté. Sans accès égal à la justice, les personnes qui vivent dans la pauvreté ne sont pas en mesure de faire valoir leurs droits ou de dénon­­­­­­­­­cer des crimes, des abus, des viola­­­­­­­­­tions qui seraient commis à leur encontre et elles se trouvent enfer­­­­­­­­­mées dans une sorte de cercle vicieux d’im­­­­­­­­­pu­­­­­­­­­nité, de priva­­­­­­­­­tion et d’ex­­­­­­­­­clu­­­­­­­­­sion. » Et elle ajoute : «  Par rapport aux femmes, la ques­­­­­­­­­tion est encore plus cruciale ».

Et le Commis­­­­­­­­­saire aux droits de l’homme du Conseil de l’Eu­­­­­­­­­rope rappelle qu’il est urgent de donner un nouvel élan au modèle social euro­­­­­­­­­péen fondé sur la justice pour tous.

En temps de crise, l’ac­­­­­­­­­cès à la justice est mis à rude épreuve. Les Etats, les indi­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­dus ont tendance à se replier sur eux-mêmes et à adop­­­­­­­­­ter des posi­­­­­­­­­tions défen­­­­­­­­­sives. Et les droits fonda­­­­­­­­­men­­­­­­­­­taux : l’éga­­­­­­­­­lité, la non-discri­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­na­­­­­­­­­tion, l’ac­­­­­­­­­cès à la justice, la liberté de penser… risquent de perdre du terrain. Les hommes et les femmes ne sont pas à égalité face à la crise. Pendant ces périodes d’aus­­­­­­­­­té­­­­­­­­­rité, les femmes sont parti­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­liè­­­­­­­­­re­­­­­­­­­ment touchées.

Je déteste l’aus­­­­­­­­­té­­­­­­­­­rité ! Je trouve que c’est la néga­­­­­­­­­tion même de ce qui va pouvoir créer un inves­­­­­­­­­tis­­­­­­­­­se­­­­­­­­­ment dans une société. Mais elle ne frappe pas tout le monde de la même manière, pour certains, elle peut être un avan­­­­­­­­­tage. Mais elle ne peut plus conti­­­­­­­­­nuer
à peser sur ceux qui sont les plus vulné­­­­­­­­­rables et qui ont le plus besoin de l’ac­­­­­­­­­cès à la justice.

Dans toute une série d’en­­­­­­­­­ceintes inter­­­­­­­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­tio­­­­­­­­­nales, on rappelle que les Etats ne peuvent pas sacri­­­­­­­­­fier les droits humains au nom de la poli­­­­­­­­­tique d’aus­­­­­­­­­té­­­­­­­­­rité ! Et il ne suffit pas d’af­­­­­­­­­fir­­­­­­­­­mer un soutien, il faut que les Etats rendent des comptes.

L’ar­­­­­­­­­ticle 6 (cf. plus haut) précise que la justice doit être rendue dans un délai raison­­­­­­­­­nable. Quand on dit qu’il n’y a pas d’ar­­­­­­­­­rêt à la cours d’ap­­­­­­­­­pel avant 5 ans, ce n’est plus tenable. Il faut s’in­­­­­­­­­ter­­­­­­­­­ro­­­­­­­­­ger sur la raison : réflé­­­­­­­­­chir sur la gestion des tribu­­­­­­­­­naux. ! Et il faut mani­­­­­­­­­fes­­­­­­­­­ter bien sûr !

De gauche à droite :
• Françoise TULKENS, ancienne juge et ancienne vice-prési­­­­­­­dente à la Cour euro­­­­­­­péenne des droits de l’homme.
• Anima­­­­­­­trice : France BLANMAILLAND, avocate et direc­­­­­­­trice de publi­­­­­­­ca­­­­­­­tion de la revue Poli­­­­­­­tique.
• Manuela CADELLI, juge, prési­­­­­­­dente de l’as­­­­­­­so­­­­­­­cia­­­­­­­tion syndi­­­­­­­cale des magis­­­­­­­trats (ASM).

On parle souvent de l’exé­­­­­cu­­­­­tif qui grap­­­­­pille du terrain au pouvoir judi­­­­­ciaire. L’avez-vous observé ?

Françoise Tulkens : L’in­­­­­dé­­­­­pen­­­­­dance des juges par rapport à tous les pouvoirs (l’exé­­­­­cu­­­­­tif, le légis­­­­­la­­­­­tif, les médias) est indis­­­­­pen­­­­­sable. En Europe et un peu aussi chez nous, ça commence à se détri­­­­­co­­­­­ter. Certains ministres par exemple, décident de ne pas exécu­­­­­ter telle déci­­­­­sion du Conseil du conten­­­­­tieux des étran­­­­­gers. Ou quand certains poli­­­­­ti­­­­­ciens disent  publique­­­­­ment que c’est stupide de défendre telle personne. Ce sont des pres­­­­­sions, c’est une atteinte à l’in­­­­­dé­­­­­pen­­­­­dance des juges.

Il y a égale­­­­­ment un travail à faire en interne sur l’en­­­­­ca­­­­­dre­­­­­ment des juges, leur rappe­­­­­ler les valeurs du pouvoir judi­­­­­ciaire : indé­­­­­pen­­­­­dance, impar­­­­­tia­­­­­lité, inté­­­­­grité, réserve, discré­­­­­tion, respect et capa­­­­­cité d’écoute, égalité de trai­­­­­te­­­­­ment. Et les quali­­­­­tés requises comme repré­­­­­sen­­­­­tant de la justice : sagesse, loyauté, huma­­­­­nité, courage, sérieux, prudence, commu­­­­­ni­­­­­ca­­­­­tion, ouver­­­­­ture d’es­­­­­prit.

Quel est votre regard critique sur la magis­­­­­tra­­­­­ture ? Des réformes doivent-elles se mener ?

Manuela Cadelli : Il y a trois éléments à souli­­­­­gner. Premiè­­­­­re­­­­­ment, on est dans un contexte popu­­­­­liste ; quand les juges jouent leur rôle de contre-pouvoir et contra­­­­­rient les gouver­­­­­nants élus, on les taxe d’en­­­­­ne­­­­­mis… Par exemple, le Conseil consti­­­­­tu­­­­­tion­­­­­nel français a déclaré incons­­­­­ti­­­­­tu­­­­­tion­­­­­nel le délit de soli­­­­­da­­­­­rité en invoquant le prin­­­­­cipe de frater­­­­­nité. La semaine suivante, l’édi­­­­­to­­­­­ria­­­­­liste du Figaro Maga­­­­­zine a titré « Les juges contre les peuples ». Aujourd’­­­­­hui, les démo­­­­­crates sont suspec­­­­­tés d’être les adver­­­­­saires de la sécu­­­­­rité.

Deuxiè­­­­­me­­­­­ment, la menace de la robo­­­­­ti­­­­­sa­­­­­tion est égale­­­­­ment à prendre en compte : on pour­­­­­rait se dire : « les juges ça coûte cher, ils ont tendance à ne pas comprendre la situa­­­­­tion des gens… Les robots seront vrai­­­­­ment neutres, ils seront plus effi­­­­­caces ». Les juges sont des huma­­­­­nistes, à l’écoute, patients, créa­­­­­tifs, …ayez confiance ! C’est un vrai débat quand on voit ce qui se passe déjà dans d’autres pays.

Enfin, l’indé­­­­­pen­­­­­dance est mise à mal dans un contexte d’aus­­­­­té­­­­­rité. Et je ne suis pas la seule à le dire : Jean de Codt, premier Président à la Cour de cassa­­­­­tion le dit aussi.
Ces trois éléments sont un véri­­­­­table défi pour notre profes­­­­­sion. Une remise en ques­­­­­tion est indis­­­­­pen­­­­­sable. Il y a évidem­­­­­ment une réforme à faire du côté de la forma­­­­­tion : chaque magis­­­­­trat doit être un consti­­­­­tu­­­­­tion­­­­­na­­­­­liste averti des ques­­­­­tions euro­­­­­péennes, super-équipé en matière de juris­­­­­pru­­­­­dence de la Cour euro­­­­­péenne des droits de l’homme et il doit être un socio­­­­­logue. Chaque magis­­­­­trat doit être connecté au réel. Il faut qu’on se remette en ques­­­­­tion dans notre accueil du justi­­­­­ciable !

L’ac­­­­­cès à la justice ne doit-il être envi­­­­­sagé que comme l’ac­­­­­cès à un procès équi­­­­­table ? Ne faut-il pas se tour­­­­­ner vers des solu­­­­­tions alter­­­­­na­­­­­tives ?

Françoise Tulkens: Je suis favo­­­­­rable à tout ce qui permet d’évi­­­­­ter que le conflit soit judi­­­­­cia­­­­­risé. Mais quelques fois, il faudra tran­­­­­cher. Les alter­­­­­na­­­­­tives (média­­­­­tion…) doivent être utili­­­­­sées parce qu’il est vrai que beau­­­­­coup de conflits peuvent être réso­­­­­lus par la voie du dialogue. Par exemple, pour l’ac­­­­­cou­­­­­che­­­­­ment sous X : si l’en­­­­­fant veut connaitre ses origines, comment tran­­­­­cher ? On s’est orienté vers une voie alter­­­­­na­­­­­tive pour assu­­­­­rer la concor­­­­­dance des inté­­­­­rêts. Quelques fois des mères qui ont accou­­­­­ché sous X sou-
haitent voir leurs enfants plus tard.

Manuela Cadelli : La média­­­­­tion, ce peut être la pire et la meilleure des choses (cf. ci-dessus). C’est la pire des choses parce que ça vient bien à point quand on a désossé un service public, on vous dit « respon­­­­­sa­­­­­bi­­­­­li­­­­­sez-vous, payez un média­­­­­teur et prenez sur vous de vous conci­­­­­lier ». On réins­­­­­taure un rapport de force. C’est assez rare d’avoir une média­­­­­tion qui concerne des personnes d’égale puis­­­­­sance. Beau­­­­­coup de fémi­­­­­nistes refusent d’ailleurs la média­­­­­tion dans le divorce car c’est réin­­­­­tro­­­­­duire un rapport de force.

Et puis la média­­­­­tion, c’est très coûteux en temps, en dispo­­­­­ni­­­­­bi­­­­­lité, en écou­­­­­te… Rappe­­­­­lons qu’elle est secrète, elle évince la juris­­­­­pru­­­­­dence, c’est-à-dire les déci­­­­­sions de justice qui peuvent resser­­­­­vir pour défendre ulté­­­­­rieu­­­­­re­­­­­ment d’autres dossiers.


Chiffres issus du Mémo­­­ran­­­dum 2019 d’avo­­­cats.be sur base de l’an­­­née 2016 (l’Ordre des barreaux fran­­­co­­­phones et germa­­­no­­­phone de Belgique)