Analyses

INTERVIEW Crise de l’éner­gie : « Notre arme, c’est la légis­la­tion… et notre courage ! » (Août 2023)

Propos recueillis par
Adrienne Dema­­­­­­­­­­­­­­­­­ret et Muriel Vander­­­­­­­­­­­­­­­­­borght, Contrastes août 2023, p. 8 à 11

La crise de l’éner­­­­­­­­­­­­­gie, les travailleurs du réseau wallon pour l’ac­­­­­­­­­­­­­cès durable à l’éner­­­­­­­­­­­­­gie (RWADÉ) et d’éner­­­­­­­­­­­­­gie info Wallo­­­­­­­­­­­­­nie (EIW) l’ont vécue de près. Entre soutien direct aux consom­­­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­­­teurs et reven­­­­­­­­­­­­­di­­­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­­­tions poli­­­­­­­­­­­­­tiques, le télé­­­­­­­­­­­­­phone a chauffé dans les bureaux que partagent les deux asso­­­­­­­­­­­­­cia­­­­­­­­­­­­­tions. Nous avons rencon­­­­­­­­­­­­­tré Marie Charles (RWADÉ) et Antoine Hormi­­­­­­­­­­­­­das (EIW) qui nous ont partagé leur expé­­­­­­­­­­­­­rience de terrain en cette période chahu­­­­­­­­­tée.

Pouvez-vous nous rappe­­­­­­­­­ler ce qui a mené à la créa­­­­­­­­­tion du RWADÉ puis d’EIW ?

Marie : Le RWADÉ a été créé peu avant la libé­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­li­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion du secteur de l’éner­­­­­­­­­gie qui a eu lieu en 2007 en Région wallonne. Les asso­­­­­­­­­cia­­­­­­­­­tions consti­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tives du RWADÉ parta­­­­­­­­­geaient des craintes sur le déséqui­­­­­­­­­libre de forces entre les acteurs du marché de l’éner­­­­­­­­­gie libé­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­lisé et les consom­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­teurs. On est en effet en présence de profes­­­­­­­­­sion­­­­­­­­­nels d’une part et de consom­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­teurs qui ne sont pas experts du marché de l’éner­­­­­­­­­gie d’autre part. Ils sont pour­­­­­­­­­tant consi­­­­­­­­­dé­­­­­­­­­rés comme étant à parts égales vu qu’ils vont soi-disant négo­­­­­­­­­cier un contrat d’éner­­­­­­­­­gie ensemble. Avec la libé­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­li­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion, des garde-fous ont été mis en place au niveau régio­­­­­­­­­nal et fédé­­­­­­­­­ral, comme des régu­­­­­­­­­la­­­­­­­­­teurs qui sont des organes censés contrô­­­­­­­­­ler le marché de l’éner­­­­­­­­­gie, les régle­­­­­­­­­men­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tions et véri­­­­­­­­­fier que les droits des consom­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­teurs sont respec­­­­­­­­­tés. On remarque pour­­­­­­­­­tant que le déséqui­­­­­­­­­libre, qui était craint par les asso­­­­­­­­­cia­­­­­­­­­tions qui composent le RWADÉ, se véri­­­­­­­­­fie dans la pratique. EIW, quant à lui, est le service d’ap­­­­­­­­­pui créé par le RWADÉ, il répond direc­­­­­­­­­te­­­­­­­­­ment aux ques­­­­­­­­­tions des consom­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­teurs d’éner­­­­­­­­­gie en Wallo­­­­­­­­­nie (voir enca­­­­­­­­­dré ci-dessous)

La crise profonde de l’ac­­­­­­­­­cès à l’éner­­­­­­­­­gie que nous traver­­­­­­­­­sons a-t-elle eu des consé­quences sur votre charge de travail ?
Antoine : Le nombre de consul­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tions augmente en perma­­­­­­­­­nence et nous avons plusieurs fois été en sous-effec­­­­­­­­­tif. Il y a deux ans, on rece­­­­­­­­­vait 4 dossiers à trai­­­­­­­­­ter par jour, on a observé un pic à 20 dossiers et main­­­­­­­­­te­­­­­­­­­nant on est sur 10–12 ouverts chaque jour. Début 2023, nous avons dû fermer la perma­­­­­­­­­nence pendant deux mois pour pouvoir trai­­­­­­­­­ter les dossiers qui étaient arri­­­­­­­­­vés en masse.

Marie : On se rendait bien compte que c’était problé­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tique pour les nouvelles demandes mais nous souhai­­­­­­­­­tons rester un service de qualité. La déci­­­­­­­­­sion a été prise à cause de la charge de travail deve­­­­­­­­­nue ingé­­­­­­­­­rable mais aussi pour montrer aux respon­­­­­­­­­sables poli­­­­­­­­­tiques qu’il fallait déga­­­­­­­­­ger des moyens supplé­­­­­­­­­men­­­­­­­­­taires pour résoudre les problèmes des gens. Avant 2019, nous étions à 400 consul­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tions par an. Pour l’an­­­­­­­­­née 2023, les projec­­­­­­­­­tions indiquent près de 3000 consul­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tions. Malgré les complé­­­­­­­­­ments de subven­­­­­­­­­tion déga­­­­­­­­­gés par la Région wallonne, il y a toujours une surcharge de travail.

Le type de demande a changé ?
Marie : Au début de la crise du Covid, nous avons eu des demandes d’un public qui ne nous consul­­­­­­­­­tait pas d’ha­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­tude : des indé­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­dants qui ne pouvaient plus travailler du jour au lende­­­­­­­­­main, des travailleurs qui n’ar­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­vaient plus à payer l’élec­­­­­­­­­tri­­­­­­­­­cité ou le gaz, certaines personnes qui vivaient dans une maison mal isolée et qui payaient plus pour l’éner­­­­­­­­­gie que pour leur loyer.

Antoine : Et sur l’an­­­­­­­­­née 2022, j’ai constaté une plus grande détresse chez les gens qui télé­­­­­­­­­pho­­­­­­­­­naient. Malgré les aides gouver­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tales, le coût restait trop élevé pour certains ménages. Nous-mêmes, avec nos outils juri­­­­­­­­­diques, nous étions parfois impuis­­­­­­­­­sants. Je me souviens par exemple d’un couple qui travaillait, qui avait des enfants, et qui a dû démé­­­­­­­­­na­­­­­­­­­ger parce qu’il ne pouvait plus faire face aux dépenses éner­­­­­­­­­gé­­­­­­­­­tiques de son loge­­­­­­­­­ment.

Marie : Je me rappelle le cas d’une femme qui deman­­­­­­­­­dait à ses enfants de moins se laver pour ne pas user trop d’eau chaude ou des gens qui ne chauf­­­­­­­­­faient qu’une seule pièce de leur maison. Certains réduisent leur nombre de repas. Les gens se serrent la cein­­­­­­­­­ture et cela a des consé­quences. Des personnes sont entrées en dépres­­­­­­­­­sion, ou en épui­­­­­­­­­se­­­­­­­­­ment psycho­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­gique à cause de factures qu’ils ne savaient pas payer.

Antoine : La gestion des aides a aussi provoqué beau­­­­­­­­­coup de consul­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tions parce que l’at­­­­­­­­­tri­­­­­­­­­bu­­­­­­­­­tion n’était pas toujours claire, les personnes n’ar­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­vaient pas à joindre le SPF Écono­­­­­­­­­mie et certains dossiers étaient reje­­­­­­­­­tés sans raison.

Que pouvez-vous faire dans ces situa­­­­­­­­­tions ?
Marie : Nous commençons par véri­­­­­­­­­fier si les aides mises en place ont été acti­­­­­­­­­vées ou pas. Il y a des aides qui, en prin­­­­­­­­­cipe, doivent être auto­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tiques mais qui ne le sont pas, parfois pour une faute d’or­­­­­­­­­tho­­­­­­­­­graphe dans le nom. Pour les aides ponc­­­­­­­­­tuelles qui néces­­­­­­­­­sitent une démarche, nous regar­­­­­­­­­dons si nous pouvons faire cette démarche ou aider la personne à la faire. Parfois, il y a de grosses erreurs dans les factures ou des régle­­­­­­­­­men­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tions non respec­­­­­­­­­tées et on arrive à faire tomber une partie impor­­­­­­­­­tante du montant.

Antoine : Avec la hausse des prix, beau­­­­­­­­­coup de personnes ont eu de mauvaises blagues. Les acomptes n’ont pas toujours été augmen­­­­­­­­­tés au bon moment et les gens se sont retrou­­­­­­­­­vés avec des factures de régu­­­­­­­­­la­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion de 1000 ou 2000 euros. Pour certains, même 200 à 300 euros c’est très diffi­­­­­­­­­cile à assu­­­­­­­­­mer. On a eu le cas d’un parti­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­lier qui avait une facture de 20 000 euros de régu­­­­­­­­­la­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion. Les index avaient été esti­­­­­­­­­més pendant plusieurs années et, après un démé­­­­­­­­­na­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­ment, le four­­­­­­­­­nis­­­­­­­­­seur s’est rendu compte que les esti­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tions étaient trop basses. Là, on peut agir parce que la procé­­­­­­­­­dure prévoit qu’on peut lisser la consom­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tion unique­­­­­­­­­ment sur les deux dernières années. Le problème, c’est que cette procé­­­­­­­­­dure peut être refu­­­­­­­­­sée si le gestion­­­­­­­­­naire de réseau de distri­­­­­­­­­bu­­­­­­­­­tion (GRD) estime qu’il y a une mauvaise foi du côté du consom­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­teur, et c’est souvent ce qui arrive, même si le GRD n’a aucune preuve de cette soi-disant mauvaise foi. Il y a un déséqui­­­­­­­­­libre et c’est souvent la voix du GRD qui finit par préva­­­­­­­­­loir même face au média­­­­­­­­­teur régio­­­­­­­­­nal.

Certains proprié­­­­­­­­­taires mal inten­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­nés ont-ils essayé de profi­­­­­­­­­ter de la situa­­­­­­­­­tion ?

Antoine : Nous avons eu des cas impor­­­­­­­­­tants de proprié­­­­­­­­­taires cruels (menace de couper le gaz en hiver si les loca­­­­­­­­­taires refusent d’aug­­­­­­­­­men­­­­­­­­­ter leurs charges) ou malhon­­­­­­­­­nêtes (acca­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­re­­­­­­­­­ment des primes prévues pour leurs loca­­­­­­­­­taires). Dans le cadre de la crise, la limite de l’in­­­­­­­­­dexa­­­­­­­­­tion des loyers est entrée en vigueur pour les loge­­­­­­­­­ments mal isolés mais certains proprié­­­­­­­­­taires ont quand même indexé des passoires éner­­­­­­­­­gé­­­­­­­­­tiques et mettent la pres­­­­­­­­­sion aux loca­­­­­­­­­taires qui n’osent pas deman­­­­­­­­­der de l’aide. Nous faisons ce que nous pouvons, et au vu de la violence, nous conseillons parfois d’al­­­­­­­­­ler voir la police ou de saisir le juge de paix.

Votre seule arme, c’est la légis­­­­­­­­­la­­­­­­­­­tion ?
Oui, et notre courage ! Notre persé­­­­­­­­­vé­­­­­­­­­rance, notre hargne face au four­­­­­­­­­nis­­­­­­­­­seur ! A part ça… c’est compliqué d’agir en dehors de l’as­­­­­­­­­pect juri­­­­­­­­­dique parce que struc­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­rel­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment on ne peut pas appor­­­­­­­­­ter une réponse au prix de l’éner­­­­­­­­­gie. Mais nous relayons des reven­­­­­­­­­di­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tions au niveau du RWADÉ pour chan­­­­­­­­­ger les régle­­­­­­­­­men­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tions et les amener toujours plus en faveur du consom­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­teur.

Aujourd’­­­­­­­­­hui les prix se sont un peu tassés et les mesures gouver­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tales viennent de prendre fin. Est-ce que ce n’est pas trop tôt ?
Antoine : Certaines mesures étaient effi­­­­­­­­­caces mais elles ont effec­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­ve­­­­­­­­­ment pris fin en juin 2023. Pour­­­­­­­­­tant beau­­­­­­­­­coup de personnes se trouvent encore face à de grosses diffi­­­­­­­­­cul­­­­­­­­­tés avec leurs factures. Elles ne comprennent pas pourquoi cela se termine. Le statut de « client protégé conjonc­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­rel » avait été décidé pendant la crise du coro­­­­­­­­­na­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­rus et prolongé suite aux inon­­­­­­­­­da­­­­­­­­­tions, à la crise éner­­­­­­­­­gé­­­­­­­­­tique et à la guerre en Ukraine. Ce statut devait durer jusqu’au 31 août mais le budget est épuisé et il s’est arrêté au 23 juin. On a donc 500 000 ménages qui se retrouvent privés de cette protec­­­­­­­­­tion. Les personnes sous statut BIM n’ont aucun moyen de récu­­­­­­­­­pé­­­­­­­­­rer le tarif social. Elles vont devoir retrou­­­­­­­­­ver un tarif commer­­­­­­­­­cial et ne savent pas comment elles vont s’en sortir. Actuel­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment, nous avons beau­­­­­­­­­coup de demandes de personnes qui cherchent à être accom­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­gnées pour trou­­­­­­­­­ver un nouveau contrat. Il n’est pas facile de s’y retrou­­­­­­­­­ver dans tous les contrats qui existent, de comprendre lequel est le plus avan­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­geux. Tout se fait en ligne et beau­­­­­­­­­coup de gens ont du mal avec le numé­­­­­­­­­rique.

En période de crise, votre travail n’est-il pas trop compliqué
émotion­­­­­­­­­nel­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment ?
Antoine : On est parfois dégou­­­­­­­­­tés qu’il n’y ait pas plus d’ou­­­­­­­­­tils pour inter­­­­­­­­­­­­­­­­­ve­­­­­­­­­nir dans certaines situa­­­­­­­­­tions. Nous rappe­­­­­­­­­lons les droits mais ce n’est pas toujours suffi­­­­­­­­­sant. On a parfois l’im­­­­­­­­­pres­­­­­­­­­sion de mettre des panse­­­­­­­­­ments sur des plaies sans guérir le problème à la racine. C’est frus­­­­­­­­­trant, en effet, mais on avance et il y a quand même pas mal de cas où on obtient des victoires.

Marie : Les services de premières lignes sont débor­­­­­­­­­dés car les gens ont besoin d’être écou­­­­­­­­­tés. Ils sont stres­­­­­­­­­sés par tout ce qu’il y a à payer. Parfois, trou­­­­­­­­­ver une oreille atten­­­­­­­­­tive et humaine, ça fait du bien. Certaines personnes fondent en larmes, de détresse ou de colère. Cela devient plus fréquent de se faire agres­­­­­­­­­ser verba­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment. Nous récep­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­nons la colère légi­­­­­­­­­time de personnes qui se trouvent dans des situa­­­­­­­­­tions inte­­­­­­­­­nables, alors que nous sommes là pour les aider. Ce n’est pas toujours évident en tant que travailleurs.

Comment pour­­­­­­­­­rait-on mieux faire dans la gestion de l’éner­­­­­­­­­gie en Belgique ?

Tous les deux : Sortir de la libé­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­li­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion ! Il y a un déséqui­­­­­­­­­libre de force énorme entre four­­­­­­­­­nis­­­­­­­­­seur et client, avoir libé­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­lisé la four­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­ture de l’éner­­­­­­­­­gie est un non-sens.