Analyses

Les liens du sens : quatre « check­points » entre le style complo­tiste et l’édu­ca­tion perma­nente (Novembre-Décembre 2020)

Auteu­­­­­­r Guillaume Lohest, Contrastes Novembre-Décembre 2020, p.17–20

Photo: Mani­­­­­­­fes­­­­­­­ta­­­­­­­tion anti-masque en août 2020 à Berlin (Wiki­­­­­­­mé­­­­­­­dia)

Dans le milieu asso­­­­­­­cia­­­­­­­tif, on est souvent un peu gêné quand il est ques­­­­­­­tion du complo­­­­­­­tisme. On n’a pas envie de stig­­­­­­­ma­­­­­­­ti­­­­­­­ser les gens, mais on ne veut pas sembler caution­­­­­­­ner non plus, alors on évoque le phéno­­­­­­­mène du bout des lèvres. Ici, je propose d’em­­­­­­­poi­­­­­­­gner à pleines mains les liens entre éduca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente et complo­­­­­­­tisme. Et si l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente parta­­­­­­­geait des points communs avec les atti­­­­­­­tudes complo­­­­­­­tistes ? S’il était possible de travailler à partir de ces points communs ?

Dérouté voire dégoûté par la complexité chao­­­­­­­tique du monde, ébranlé par des événe­­­­­­­ments impré­­­­­­­vi­­­­­­­sibles, parfois révolté par les injus­­­­­­­tices, l’in­­­­­­­di­­­­­­­vidu cherche des expli­­­­­­­ca­­­­­­­tions. Les plus récon­­­­­­­for­­­­­­­tantes pour le cerveau humain sont les plus simples : celles qui attri­­­­­­­buent la cause de ce qui se passe à un nombre limité de personnes qui l’au­­­­­­­raient décidé. Celles qui iden­­­­­­­ti­­­­­­­fient des coupables tout-puis­­­­­­­sants. Or sur Inter­­­­­­­net, les théo­­­­­­­ries de ce genre ne manquent pas.

De leurs écrans aux rues de Berlin !

Long­­­­­­­temps, je me suis dit : la tendance au complo­­­­­­­tisme, ça se passe surtout dans l’iso­­­­­­­le­­­­­­­ment derrière les écrans. C’est un premier pas encore un peu secret, dans l’ano­­­­­­­ny­­­­­­­mat des réseaux. Le début d’une quête de vérité, un vague désir de retrou­­­­­­­ver prise sur le monde. Et même s’il s’illu­­­­­­­sionne sur les causes, ce vague désir qui s’af­­­­­­­firme critique est peut-être le degré zéro de la révolte. Puis cette tendance a grossi, elle est deve­­­­­­­nue virale, visible partout. Elle semble même être deve­­­­­­­nue le prin­­­­­­­ci­­­­­­­pal rapport au monde, l’une des idéo­­­­­­­lo­­­­­­­gies domi­­­­­­­nantes de notre époque. Mais surtout : elle s’est mise en action. Les complo­­­­­­­tistes passent de leurs écrans à la rue. À Berlin, le samedi 29 août 2020, près de 38.000 personnes parti­­­­­­­cipent à une mani­­­­­­­fes­­­­­­­ta­­­­­­­tion anti-masque, avec l’in­­­­­­­ten­­­­­­­tion de faire le siège du Bundes­­­­­­­tag, le parle­­­­­­­ment alle­­­­­­­mand. La forte propor­­­­­­­tion de complo­­­­­­­tistes dans cette mobi­­­­­­­li­­­­­­­sa­­­­­­­tion fait monter en moi un étrange rappro­­­­­­­che­­­­­­­ment : s’il débouche sur une forme d’ac­­­­­­­tion collec­­­­­­­tive, le complo­­­­­­­tisme n’est-il pas une version paral­­­­­­­lèle de l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente ? Je me dis alors qu’il faut réflé­­­­­­­chir sérieu­­­­­­­se­­­­­­­ment à cette histoire, pour obser­­­­­­­ver de près les ressem­­­­­­­blances et les diffé­­­­­­­rences.

Je ne veux pas parler ici des théo­­­­­­­ries du complot les plus cari­­­­­­­ca­­­­­­­tu­­­­­­­rales (repti­­­­­­­liens, illu­­­­­­­mi­­­­­­­nati, platistes) ou liées à des événe­­­­­­­ments ponc­­­­­­­tuels (mort de Lady Diana, premier pas sur la lune) mais plutôt de ce qu’on pour­­­­­­­rait appe­­­­­­­ler le « style complo­­­­­­­tiste ». Défi­­­­­­­nis­­­­­­­sons-le comme la tendance spon­­­­­­­ta­­­­­­­née à parler abusi­­­­­­­ve­­­­­­­ment en « ils » à propos d’un groupe plus ou moins iden­­­­­­­ti­­­­­­­fié qui serait déten­­­­­­­teur du pouvoir : « les puis­­­­­­­sants », « l’oli­­­­­­­gar­­­­­­­chie », « les médias », « les possé­­­­­­­dants », etc. Une grande partie de celles et ceux qui utilisent ces expres­­­­­­­sions se trouvent souvent dans une zone floue : leur atti­­­­­­­tude a peut-être autant à voir avec l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente qu’a­­­­­­­vec le complo­­­­­­­tisme. Poten­­­­­­­tiel­­­­­­­le­­­­­­­ment, du moins. C’est l’hy­­­­­­­po­­­­­­­thèse, le pari que je veux faire en écri­­­­­­­vant ces quelques explo­­­­­­­ra­­­­­­­tions, desti­­­­­­­nées à faire naître des ques­­­­­­­tions plutôt qu’à y répondre.

Durant la Guerre Froide, « check­­­­­­­point Char­­­­­­­lie » était le nom d’un poste à Berlin permet­­­­­­­tant le passage de certaines personnes ou de certains biens entre l’Al­­­­­­­le­­­­­­­magne de l’ouest et l’Al­­­­­­­le­­­­­­­magne de l’est. Un « point de contrôle » est donc à la fois un pont, un endroit de passage et un espace de vigi­­­­­­­lance, de véri­­­­­­­fi­­­­­­­ca­­­­­­­tion. Cet article se veut une invi­­­­­­­ta­­­­­­­tion modeste à envi­­­­­­­sa­­­­­­­ger des ponts, à esquis­­­­­­­ser des liens de sens, au départ des émotions et des attentes des gens – soif de cohé­­­­­­­rence, de justice, de démo­­­­­­­cra­­­­­­­tie – quand bien même celles-ci s’ex­­­­­­­pri­­­­­­­me­­­­­­­raient plus ou moins clai­­­­­­­re­­­­­­­ment dans un style complo­­­­­­­tiste.

Check­­­­­­­point 1 : « Iden­­­­­­­ti­­­­­­­fier l’ad­­­­­­­ver­­­­­­­saire » 

On peut souvent entendre, à juste titre, qu’en éduca­­­­­­­tion popu­­­­­­­laire il est néces­­­­­­­saire de faire une démarche d’iden­­­­­­­ti­­­­­­­fi­­­­­­­ca­­­­­­­tion de l’« adver­­­­­­­saire ». L’ad­­­­­­­ver­­­­­­­saire, ce n’est pas l’en­­­­­­­nemi mais l’ac­­­­­­­teur qui, dans telle situa­­­­­­­tion, fait barrage à la trans­­­­­­­for­­­­­­­ma­­­­­­­tion sociale qu’un « nous » cherche à construire dans la parole, l’in­­­­­­­tel­­­­­­­li­­­­­­­gence et l’ac­­­­­­­tion – critiques et collec­­­­­­­tives.

N’y a-t-il pas quelque chose de simi­­­­­­­laire dans le style complo­­­­­­­tiste ? En nommant des respon­­­­­­­sables tels que « l’oli­­­­­­­gar­­­­­­­chie » ou « les médias », n’est-on pas en train d’iden­­­­­­­ti­­­­­­­fier l’ad­­­­­­­ver­­­­­­­saire ? À première vue, sans doute. Mais en réalité, pas préci­­­­­­­sé­­­­­­­ment, voire pas du tout. Car l’ad­­­­­­­ver­­­­­­­saire est emballé dans des contours telle­­­­­­­ment flous qu’on peut mettre n’im­­­­­­­porte qui ou n’im­­­­­­­porte quoi dedans. Et surtout, il semble que dans le style complo­­­­­­­tiste l’ad­­­­­­­ver­­­­­­­saire soit systé­­­­­­­ma­­­­­­­tique­­­­­­­ment le même, quelle que soit la problé­­­­­­­ma­­­­­­­tique iden­­­­­­­ti­­­­­­­fiée. Le recours systé­­­­­­­ma­­­­­­­tique à une dési­­­­­­­gna­­­­­­­tion en « ils  » est donc encore très éloi­­­­­­­gné d’une démarche d’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente. Mais on peut certai­­­­­­­ne­­­­­­­ment travailler à partir de cette velléité d’iden­­­­­­­ti­­­­­­­fi­­­­­­­ca­­­­­­­tion. Cela demande du temps pour des ques­­­­­­­tion­­­­­­­ne­­­­­­­ments collec­­­­­­­tifs : quel média, à la diffé­­­­­­­rence de quel autre ? Quel parti a défendu quoi dans quelle situa­­­­­­­tion ? Tel « adver­­­­­­­saire » dans cette lutte n’est-il pas un allié dans une autre ? Etc.

En éduca­­­­­­­tion popu­­­­­­­laire, l’iden­­­­­­­ti­­­­­­­fi­­­­­­­ca­­­­­­­tion de l’ad­­­­­­­ver­­­­­­­saire n’est jamais réali­­­­­­­sée une fois pour toutes. Elle n’est jamais donnée par avance. Elle peut débou­­­­­­­cher sur le constat qu’il y en a plusieurs, aux respon­­­­­­­sa­­­­­­­bi­­­­­­­li­­­­­­­tés clai­­­­­­­re­­­­­­­ment défi­­­­­­­nies, parta­­­­­­­gées ou contra­­­­­­­dic­­­­­­­toires. Pour autant, face à quelqu’un qui vous dit, par exemple, que la crise sani­­­­­­­taire a été causée par les poli­­­­­­­tiques ou inven­­­­­­­tée par les médias, il y a peut-être une intui­­­­­­­tion à entendre, une idée à creu­­­­­­­ser, quelque chose à faire ensemble. Même dans le cas où ce style complo­­­­­­­tiste nous irrite, nous aurions tort de lais­­­­­­­ser cet embryon de démarche critique se refer­­­­­­­mer sur lui-même, se nécro­­­­­­­ser dans une simpli­­­­­­­fi­­­­­­­ca­­­­­­­tion, dans une expli­­­­­­­ca­­­­­­­tion subie, dans une véri­­­­­­­table « théo­­­­­­­rie » passi­­­­­­­ve­­­­­­­ment impor­­­­­­­tée sur les réseaux sociaux.

Check­­­­­­­point 2 : la liai­­­­­­­son émotion-critique

Chris­­­­­­­tian Maurel, l’un des penseurs de l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion popu­­­­­­­laire, a coutume de dire que celle-ci est une démarche critique consis­­­­­­­tant à partir de ce qui affecte les gens : ce qui les met en colère, ce qui les indigne, ce qui les révolte, ce qui les dégoûte. En partant de ces émotions indi­­­­­­­vi­­­­­­­duelles, une trajec­­­­­­­toire peut se co-construire, qui est à la fois pensée, recherche et action collec­­­­­­­tive. En Belgique fran­­­­­­­co­­­­­­­phone, l’une des trois dimen­­­­­­­sions de notre défi­­­­­­­ni­­­­­­­tion offi­­­­­­­cielle de l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente est le déve­­­­­­­lop­­­­­­­pe­­­­­­­ment d’une prise de conscience et d’une connais­­­­­­­sance critique des réali­­­­­­­tés de la société.

Quelques minutes sur les réseaux sociaux suffisent à le consta­­­­­­­ter : les commen­­­­­­­taires de style complo­­­­­­­tiste sont souvent animés, et pas qu’un peu, par des affects. Ils se reven­­­­­­­diquent beau­­­­­­­coup aussi de « l’es­­­­­­­prit critique ». Ceux qui font confiance, ne fût-ce qu’en partie, aux médias et aux poli­­­­­­­tiques, sont requa­­­­­­­li­­­­­­­fiés en « moutons », en idiots utiles du « système ».

Ces deux ingré­­­­­­­dients, l’émo­­­­­­­tion et une reven­­­­­­­di­­­­­­­ca­­­­­­­tion d’es­­­­­­­prit critique, peuvent-ils consti­­­­­­­tuer un point de jonc­­­­­­­tion entre le style complo­­­­­­­tiste et l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente ? Nous voulons faire le pari qu’il existe beau­­­­­­­coup de situa­­­­­­­tions où cette possi­­­­­­­bi­­­­­­­lité existe. Le nœud à démê­­­­­­­ler, le point central à travailler est certai­­­­­­­ne­­­­­­­ment lié à ce que signi­­­­­­­fie « douter ». Le doute est une atti­­­­­­­tude saine, qui est au fonde­­­­­­­ment de la démarche philo­­­­­­­so­­­­­­­phique. Mais ce prin­­­­­­­cipe est « déna­­­­­­­turé dans le cadre du complo­­­­­­­tisme. On parle alors d’hy­­­­­­­per­­­­­­­cri­­­­­­­tique, c’est-à-dire d’une méthode d’ar­­­­­­­gu­­­­­­­men­­­­­­­ta­­­­­­­tion consis­­­­­­­tant en la critique systé­­­­­­­ma­­­­­­­tique et exces­­­­­­­sive des moindres détails d’une affir­­­­­­­ma­­­­­­­tion. Ce doute toujours présent est le symp­­­­­­­tôme d’une rupture majeure de la confiance de la part des citoyens, et bien sûr des jeunes, à la fois envers le monde poli­­­­­­­tique et envers le discours média­­­­­­­tique dit “offi­­­­­­­ciel”. Cette rupture est certai­­­­­­­ne­­­­­­­ment due à de réels abus qu’il serait inutile – voir nocif – de nier dans le cadre d’une approche péda­­­­­­­go­­­­­­­gique aux théo­­­­­­­ries du complot1.  »

Dans la spirale complo­­­­­­­tiste, doute et certi­­­­­­­tude fusionnent au lieu de dialo­­­­­­­guer. Les appa­­­­­­­rences du doute laissent rapi­­­­­­­de­­­­­­­ment entre­­­­­­­voir aux inter­­­­­­­­­­­­­lo­­­­­­­cu­­­­­­­teurs un bloc de certi­­­­­­­tudes inamo­­­­­­­vibles. Plus on discute, plus les certi­­­­­­­tudes se renforcent. L’émo­­­­­­­tion de départ trouve du récon­­­­­­­fort dans la certi­­­­­­­tude et dans une commu­­­­­­­nauté de croyants en cette certi­­­­­­­tude. Une démarche d’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente, au contraire, produit du collec­­­­­­­tif par des liens de ques­­­­­­­tion­­­­­­­ne­­­­­­­ments, non par des conta­­­­­­­mi­­­­­­­na­­­­­­­tions de croyances. Elle tente de faire dialo­­­­­­­guer les doutes entre eux et avec des apports exté­­­­­­­rieurs : des infor­­­­­­­ma­­­­­­­tions, des recherches, des valeurs-cadres.

Check­­­­­­­point 3 : l’ac­­­­­­­tion collec­­­­­­­tive 

Les mani­­­­­­­fes­­­­­­­ta­­­­­­­tions anti-masque à Berlin et ailleurs ont attiré de nombreux croyants en diverses théo­­­­­­­ries du complot. C’est l’élec­­­­­­­tro­­­­­­­choc qui a mené à la présente réflexion. Si les complo­­­­­­­tistes se mettent à mani­­­­­­­fes­­­­­­­ter ensemble, où va-t-on ? Cela peut-il consti­­­­­­­tuer un mouve­­­­­­­ment social d’un nouveau genre, s’ap­­­­­­­puyant sur des réali­­­­­­­tés paral­­­­­­­lèles plutôt que sur une idéo­­­­­­­lo­­­­­­­gie cohé­­­­­­­rente ? Car au-delà de l’op­­­­­­­po­­­­­­­si­­­­­­­tion à la gestion de la crise sani­­­­­­­taire, « le plus surpre­­­­­­­nant était sans doute ce mélange hété­­­­­­­ro­­­­­­­clite et contre-nature de sympa­­­­­­­thi­­­­­­­sants d’ex­­­­­­­trême droite, de hippies, de mili­­­­­­­tants anti­­­­­­­vac­­­­­­­cins, de skin­­­­­­­heads arbo­­­­­­­rant des tatouages glori­­­­­­­fiant le nazisme, avec, quelques mètres derrière, des familles entières de baba­­­­­­­cools, porte-bébé en bandou­­­­­­­lière, ou des chré­­­­­­­tiens évan­­­­­­­gé­­­­­­­listes, toutes natio­­­­­­­na­­­­­­­li­­­­­­­tés confon­­­­­­­dues2. »

L’étran­­­­­­­geté d’une telle mobi­­­­­­­li­­­­­­­sa­­­­­­­tion pose ques­­­­­­­tion. Sans aller jusqu’à parler de « conver­­­­­­­gence des luttes », on ne peut pas nier qu’il y a bien mobi­­­­­­­li­­­­­­­sa­­­­­­­tion et rassem­­­­­­­ble­­­­­­­ment autour d’une cause commune. Le socio­­­­­­­logue Guy Bajoit a construit une grille d’ana­­­­­­­lyse des condi­­­­­­­tions de l’ac­­­­­­­tion collec­­­­­­­tive. Dans celle-ci, il iden­­­­­­­ti­­­­­­­fie quinze critères essen­­­­­­­tiels, orga­­­­­­­ni­­­­­­­sés en trois mouve­­­­­­­ments logiques : de la priva­­­­­­­tion à la frus­­­­­­­tra­­­­­­­tion, de la frus­­­­­­­tra­­­­­­­tion à la mobi­­­­­­­li­­­­­­­sa­­­­­­­tion, de la mobi­­­­­­­li­­­­­­­sa­­­­­­­tion à l’or­­­­­­­ga­­­­­­­ni­­­­­­­sa­­­­­­­tion. On peut certai­­­­­­­ne­­­­­­­ment iden­­­­­­­ti­­­­­­­fier que dans le cas des mobi­­­­­­­li­­­­­­­sa­­­­­­­tions anti-masque, une partie de ces critères sont remplis. Mais pas tous. Notam­­­­­­­ment, en ce qui concerne la mobi­­­­­­­li­­­­­­­sa­­­­­­­tion, Guy Bajoit précise : « Il faut que les membres de la caté­­­­­­­go­­­­­­­rie sociale frus­­­­­­­trée partagent la même condi­­­­­­­tion sociale, qu’ils se ressemblent – non seule­­­­­­­ment entre eux mais aussi avec les groupes d’ac­­­­­­­ti­­­­­­­vistes (…). Cette ressem­­­­­­­blance peut être fondée sur des critères objec­­­­­­­tifs (âge, sexe, race…), sur une expé­­­­­­­rience parta­­­­­­­gée (profes­­­­­­­sion, citoyen­­­­­­­neté, condi­­­­­­­tion sociale), sur des critères subjec­­­­­­­tifs (langue, idéo­­­­­­­lo­­­­­­­gie, reli­­­­­­­gion, mode de vie), si possible, sur des tradi­­­­­­­tions de lutte (une répu­­­­­­­ta­­­­­­­tion établie depuis long­­­­­­­temps), et enfin, sur une proxi­­­­­­­mité géogra­­­­­­­phique (la disper­­­­­­­sion nuit à la commu­­­­­­­ni­­­­­­­ca­­­­­­­tion, même si, aujourd’­­­­­­­hui, inter­­­­­­­­­­­­­net faci­­­­­­­lite les choses)3. » Il n’em­­­­­­­pêche : la capa­­­­­­­cité de certains complo­­­­­­­tistes à se mobi­­­­­­­li­­­­­­­ser ensemble dans l’es­­­­­­­pace public est un indice clair de la progres­­­­­­­sion de ce type de rapport à monde et de sa capa­­­­­­­cité à avoir une influence socio-cultu­­­­­­­relle.

« Un esprit critique ne nuit pas/ne blesse pas ! ». Marche pour la science en avril 2017 à Bruxelles

Check­­­­­­­point 4 : domi­­­­­­­na­­­­­­­tion et senti­­­­­­­ment de perdre

« D’un point de vue socio­­­­­­­lo­­­­­­­gique, analyse Olivier Klein, on va souvent retrou­­­­­­­ver des théo­­­­­­­ries du complot chez des gens qui ont l’im­­­­­­­pres­­­­­­­sion d’être dans une situa­­­­­­­tion de vulné­­­­­­­ra­­­­­­­bi­­­­­­­lité. Ce ne sont pas forcé­­­­­­­ment les plus pauvres, mais ceux qui se sentent fragi­­­­­­­li­­­­­­­sés, qui ont l’im­­­­­­­pres­­­­­­­sion que quelque chose qui leur est dû leur a été retiré ou a été octroyé à d’autres. Ce n’est donc pas éton­­­­­­­nant qu’on retrouve des théo­­­­­­­ries du complot chez les « gilets jaunes », qui corres­­­­­­­pondent à ce type de profil. L’un des grands spécia­­­­­­­listes améri­­­­­­­cains du complo­­­­­­­tisme, Joseph Uscinski, écrit ainsi dans l’un de ses livres (en anglais) que « les théo­­­­­­­ries du complot sont faites pour les perdants ». Cette formule est assez juste4. »

Cette sensi­­­­­­­bi­­­­­­­lité au style complo­­­­­­­tiste des personnes qui se sentent « perdantes » est un autre élément à prendre en compte dans le paral­­­­­­­lèle critique que nous esquis­­­­­­­sons briè­­­­­­­ve­­­­­­­ment ici. L’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion popu­­­­­­­laire vise, entre autres, à prendre conscience collec­­­­­­­ti­­­­­­­ve­­­­­­­ment des domi­­­­­­­na­­­­­­­tions subies par les indi­­­­­­­vi­­­­­­­dus et les groupes sociaux. Nul doute, donc, que les publics enclins à adop­­­­­­­ter des discours complo­­­­­­­tistes soient préci­­­­­­­sé­­­­­­­ment ceux avec lesquels il serait indis­­­­­­­pen­­­­­­­sable de co-construire des démarches d’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente. Un tel croi­­­­­­­se­­­­­­­ment est-il possible ?

« Bien voir » et « bien comprendre »

Les méthodes et les atten­­­­­­­tions requises par l’édu­­­­­­­ca­­­­­­­tion perma­­­­­­­nente sont des outils pour envi­­­­­­­sa­­­­­­­ger ces check-points, ces points de passage avec la vigi­­­­­­­lance néces­­­­­­­saire. Le chan­­­­­­­tier est immense : c’est une excel­­­­­­­lente raison pour s’y atte­­­­­­­ler plutôt que pour le fuir ou l’ob­­­­­­­ser­­­­­­­ver de loin. L’an­­­­­­­thro­­­­­­­po­­­­­­­logue et résis­­­­­­­tante Germaine Tillion, sans y faire expli­­­­­­­ci­­­­­­­te­­­­­­­ment réfé­­­­­­­rence, proposa en son temps, au cœur de la seconde guerre mondiale, d’ex­­­­­­­cel­­­­­­­lentes balises proches du « Voir-Juger-Agir » de Joseph Cardijn. « Dans une période où toutes les passions sont exas­­­­­­­pé­­­­­­­rées, et d’abord les nôtres ; où nous avons les nerfs à fleur de peau et le cœur au bord des lèvres, nous ne devons pas nous aban­­­­­­­don­­­­­­­ner aux excès de notre agace­­­­­­­ment, ou de notre dégoût, mais nous devons nous effor­­­­­­­cer de bien voir (le peu qu’on nous laisse voir), de bien comprendre et de bien juger5. »

Un check­­­­­point entre le complo­­­­­tisme et l’édu­­­­­ca­­­­­tion perma­­­­­nente: l’es­­­­­prit critique… (Images qui circulent sur les réseaux sociaux)


  1. Décons­­­­­­­truire les théo­­­­­­­ries du complot, outil péda­­­­­­­go­­­­­­­gique réalisé par l’as­­­­­­­so­­­­­­­cia­­­­­­­tion Bepax. Cf. enca­­­­­­­dré.
  2. Geof­­­­­­­froy Libert, « Coro­­­­­­­na­­­­­­­vi­­­­­­­rus : qui sont ces mani­­­­­­­fes­­­­­­­tants anti­­­­­­­masque qui inquiètent l’Al­­­­­­­le­­­­­­­magne ? », rtbf.be, 30 août 2020.
  3. Guy Bajoit, « Frus­­­­­­­tra­­­­­­­tion, mobi­­­­­­­li­­­­­­­sa­­­­­­­tion et orga­­­­­­­ni­­­­­­­sa­­­­­­­tion sont néces­­­­­­­saires pour qu’une action collec­­­­­­­tive conflic­­­­­­­tuelle durable se produise », Revue Anti­­­­­­­podes, Iteco, mars 2011.
  4. « Que révèle le succès des thèses complo­­­­­­­tistes pendant l’épi­­­­­­­dé­­­­­­­mie de Covid-19 ? », inter­­­­­­­­­­­­­view d’Oli­­­­­­­vier Klein sur France-TV Info, article rédigé par Louis San – Benoît Zagdoun, 1er décembre 2020.
  5. Germaine Tillion, « La cause de la vérité », dans À la recherche du vrai et du juste. À propos rompus avec le siècle, 1941.
  6. « Que révèle le succès des thèses complo­­­­­tistes pendant l’épi­­­­­dé­­­­­mie de Covid-19 ? », inter­­­­­­­­­view d’Oli­­­­­vier Klein sur France-TV Info, article rédigé par Louis San – Benoît Zagdoun, 1er décembre 2020.