Analyses

Charge mentale – La chaus­sette qui traîne est poli­tique (juin 2019)

Contrastes féminisme - les équipes populaires

CC.Flikr G. Deghi­­­­­­­­­­­­­lage
Grève des femmes. Lausanne, le 14 /6/19

Auteure Monique Van Dieren, Contrastes juin 2019, p16–17

Bien qu’exis­­­­­­­­­­­­­tant depuis la nuit des temps, c’est Emma, une dessi­­­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­­­trice fémi­­­­­­­­­­­­­niste, qui a popu­­­­­­­­­­­­­la­­­­­­­­­­­­­risé l’ex­­­­­­­­­­­­­pres­­­­­­­­­­­­­sion « charge mentale », ce senti­­­­­­­­­­­­­ment diffus partagé par une grande majo­­­­­­­­­­­­­rité des femmes d’être toujours débor­­­­­­­­­­­­­dées et de devoir être seules à penser à tout dans la gestion quoti­­­­­­­­­­­­­dienne du ménage. Une charge mentale qui s’ajoute à celle bien mesu­­­­­­­­­­­­­rable de l’iné­­­­­­­­­­­­­gale répar­­­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­­­tion du temps consa­­­­­­­­­­­­­cré aux tâches ména­­­­­­­­­­­­­gères et paren­­­­­­­­­­­­­tales.

« Tu aurais dû me le deman­­­­­­­­­­­der, je t’au­­­­­­­­­­­rais aidée » ; cette phrase irrite à juste titre de nombreuses femmes car elle les désigne comme les respon­­­­­­­­­­­sables de se souve­­­­­­­­­­­nir de tout et de tout orga­­­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­­­ser. Elle est emblé­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tique du phéno­­­­­­­­­­­mène de charge mentale, car elle traduit la posture adop­­­­­­­­­­­tée par la grande majo­­­­­­­­­­­rité des couples dans l’in­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­mité fami­­­­­­­­­­­liale. Pour la dessi­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­trice Emma1, « quand le parte­­­­­­­­­­­naire attend de sa compagne qu’elle lui demande les choses, c’est qu’il la voit comme la respon­­­­­­­­­­­sable en titre du travail domes­­­­­­­­­­­tique. C’est donc à elle de savoir ce qu’il faut faire et quand il faut le faire ».

Mille choses à penser

La cher­­­­­­­­­­­cheuse Nicole Brais de l’Uni­­­­­­­­­­­ver­­­­­­­­­­­sité Laval de Québec défi­­­­­­­­­­­nit la « charge mentale » comme « ce travail de gestion, d’or­­­­­­­­­­­ga­­­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­tion et de plani­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion qui est à la fois intan­­­­­­­­­­­gible, incon­­­­­­­­­­­tour­­­­­­­­­­­nable et constant, et qui a pour objec­­­­­­­­­­­tifs la satis­­­­­­­­­­­fac­­­­­­­­­­­tion des besoins de chacun et la bonne marche de la rési­­­­­­­­­­­dence ». Géné­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­trice de stress, cette charge concerne surtout les femmes qui, en plus de leur emploi, s’as­­­­­­­­­­­surent que la boutique « maison » tourne correc­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­ment.

Concrè­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­ment, la charge mentale est la somme d’une multi­­­­­­­­­­­tude de petites choses à penser et à faire quoti­­­­­­­­­­­dien­­­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­­­ment : veiller à ce que les enfants soient prêts pour partir à la crèche ou à l’école, à ce que le frigo soit rempli, prendre rendez-vous chez le méde­­­­­­­­­­­cin, trou­­­­­­­­­­­ver une solu­­­­­­­­­­­tion lorsque l’en­­­­­­­­­­­fant est malade, gérer l’agenda des acti­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­tés fami­­­­­­­­­­­liales, contrô­­­­­­­­­­­ler le jour­­­­­­­­­­­nal de classe, faire venir le plom­­­­­­­­­­­bier, ache­­­­­­­­­­­ter un cadeau d’an­­­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­­­ver­­­­­­­­­­­saire pour les parents, etc., etc.

La fatigue, le stress et l’ir­­­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­­­lité sont les prin­­­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­­­paux signes d’une charge mentale trop impor­­­­­­­­­­­tante. Cette accu­­­­­­­­­­­mu­­­­­­­­­­­la­­­­­­­­­­­tion peut avoir des réper­­­­­­­­­­­cus­­­­­­­­­­­sions graves2. 87% des Français estiment que ce phéno­­­­­­­­­­­mène peut être à l’ori­­­­­­­­­­­gine du burn- out, 90% expriment un risque d’agres­­­­­­­­­­­si­­­­­­­­­­­vité au sein des couples et des familles, 82% comme cause de déprime.

Mais l’im­­­­­­­­­­­pact est égale­­­­­­­­­­­ment socio-écono­­­­­­­­­­­mique : la charge mentale domes­­­­­­­­­­­tique perpé­­­­­­­­­­­tue les inéga­­­­­­­­­­­li­­­­­­­­­­­tés sur le marché de l’em­­­­­­­­­­­ploi car elle confine les femmes dans un rôle qui les respon­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­­­lise sur le plan fami­­­­­­­­­­­lial au détri­­­­­­­­­­­ment de leur carrière profes­­­­­­­­­­­sion­­­­­­­­­­­nelle. Ce n’est pas sans raison que le travail à temps partiel reste majo­­­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­­­tai­­­­­­­­­­­re­­­­­­­­­­­ment fémi­­­­­­­­­­­nin ; ou que les femmes parviennent rare­­­­­­­­­­­ment à percer le plafond de verre dans la hiérar­­­­­­­­­­­chie des entre­­­­­­­­­­­prises. D’au­­­­­­­­­­­tant que le phéno­­­­­­­­­­­mène de charge mentale domes­­­­­­­­­­­tique prin­­­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­ment subi par les femmes a tendance à se prolon­­­­­­­­­­­ger dans le milieu profes­­­­­­­­­­­sion­­­­­­­­­­­nel. Ce sont souvent elles qui endossent la majo­­­­­­­­­­­rité des tâches orga­­­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­nelles, même si celles-ci ne sont pas au centre de leur fonc­­­­­­­­­­­tion : réser­­­­­­­­­­­ver les salles de réunion, faire le café, ne pas oublier les anni­­­­­­­­­­­ver­­­­­­­­­­­saires, garder la cuisine propre, gérer les plan­­­­­­­­­­­nings, etc. Cette respon­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­­­lité invi­­­­­­­­­­­sible et non recon­­­­­­­­­­­nue se fait au détri­­­­­­­­­­­ment du travail assi­­­­­­­­­­­gné et affecte la moti­­­­­­­­­­­va­­­­­­­­­­­tion : la jour­­­­­­­­­­­née est passée et on a l’im­­­­­­­­­­­pres­­­­­­­­­­­sion d’avoir fait mille choses, mais sans avoir avancé dans son travail. Et rebe­­­­­­­­­­­lote à la maison…

Inégales face à la charge mentale

La majo­­­­­­­­­­­rité des femmes qui vivent la charge mentale au quoti­­­­­­­­­­­dien sont confron­­­­­­­­­­­tées à un dilemme perma­nent : soit elles conti­­­­­­­­­­­nuent à exiger de leur parte­­­­­­­­­­­naire une parti­­­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­­­tion aux tâches et un partage égali­­­­­­­­­­­taire de la charge mentale, au risque d’être dans la confron­­­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­­­tion perma­­­­­­­­­­­nente, soit elles baissent les bras pour ne pas atti­­­­­­­­­­­ser les conflits et conti­­­­­­­­­­­nuent à subir la charge mentale et physique sans bron­­­­­­­­­­­cher, avec des risques pour l’équi­­­­­­­­­­­libre person­­­­­­­­­­­nel et fami­­­­­­­­­­­lial.

La solu­­­­­­­­­­­tion rési­­­­­­­­­­­de­­­­­­­­­­­rait-elle unique­­­­­­­­­­­ment dans une modi­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion des compor­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­ments indi­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­duels des femmes, jugées respon­­­­­­­­­­­sables de prendre trop de place dans la sphère fami­­­­­­­­­­­liale et respon­­­­­­­­­­­sables d’avoir « infan­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­lisé » les hommes ? Doivent-elles aller chez le psy, suivre des cours de yoga ou suivre les conseils de coachs qui exploitent de plus en plus ce phéno­­­­­­­­­­­mène pour en faire leur busi­­­­­­­­­­­ness ?

Pour la dessi­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­trice Emma3, « le système dans lequel on vit s’ap­­­­­­­­­­­puie sur ces rapports hiérar­­­­­­­­­­­chiques : on ne peut pas remettre en cause le sexisme subi par toutes les femmes sans remettre en cause le système qui le porte. Pour moi, il n’y a pas de solu­­­­­­­­­­­tion dans le système capi­­­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­­­liste actuel. Les gens des classes supé­­­­­­­­­­­rieures et moyennes tiennent le coup parce qu’ils peuvent s’ap­­­­­­­­­­­puyer sur des gens plus précaires, pour se faire livrer de la nour­­­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­­­ture, pour se faire conduire, etc. On s’ap­­­­­­­­­­­puie sur des gens plus maltrai­­­­­­­­­­­tés que nous pour suppor­­­­­­­­­­­ter le fait d’être maltrai­­­­­­­­­­­tés à notre tour. Ça ne peut pas marcher ».

Après les enfants, les parents

Si on dépasse le phéno­­­­­­­­­­­mène « Emma », la charge mentale est cepen­­­­­­­­­­­dant loin de toucher unique­­­­­­­­­­­ment les femmes jeunes avec enfants. Lorsque leurs propres parents vieillissent, les femmes de plus de 50 ans sont davan­­­­­­­­­­­tage amenées que les hommes à prendre soin d’eux et à devoir ainsi suppor­­­­­­­­­­­ter la charge mentale d’un second ménage, bien souvent cumulé avec une acti­­­­­­­­­­­vité profes­­­­­­­­­­­sion­­­­­­­­­­­nelle revê­­­­­­­­­­­tant elle aussi un carac­­­­­­­­­­­tère émotion­­­­­­­­­­­nel plus impor­­­­­­­­­­­tant que celle des hommes. En effet, une analyse de la FTU4 montre que la capa­­­­­­­­­­­cité de résis­­­­­­­­­­­tance au stress dimi­­­­­­­­­­­nue avec l’âge selon les métiers exer­­­­­­­­­­­cés et que « le travail compor­­­­­­­­­­­tant une charge émotion­­­­­­­­­­­nelle impor­­­­­­­­­­­tante peut égale­­­­­­­­­­­ment être un facteur de péni­­­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­­­lité. Ce « travail émotion­­­­­­­­­­­nel » carac­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­rise les acti­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­tés en lien avec des personnes (patients, étudiants, usagers, etc.) ou des situa­­­­­­­­­­­tions parti­­­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­­­lières qui mobi­­­­­­­­­­­lisent les émotions (faire face à des clients fâchés, devoir cacher ses senti­­­­­­­­­­­ments, être confronté à la souf­­­­­­­­­­­france, etc.). Le travail émotion­­­­­­­­­­­nel est plus fréquent dans les emplois fémi­­­­­­­­­­­nins, ce qui est une consé­quence logique de la ségré­­­­­­­­­­­ga­­­­­­­­­­­tion sexuée dans les métiers du « care5 ».

Les auteurs constatent égale­­­­­­­­­­­ment que, quel que soit l’âge, les tâches domes­­­­­­­­­­­tiques et les soins restent majo­­­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­­­tai­­­­­­­­­­­re­­­­­­­­­­­ment le lot des femmes. Et la charge de parents ou de proches âgés ou handi­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­pés concerne 9% des sala­­­­­­­­­­­riées contre seule­­­­­­­­­­­ment 3% des sala­­­­­­­­­­­riés.

D’un bout à l’autre du cycle de la vie, les femmes assument donc une charge mentale diffi­­­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­ment mesu­­­­­­­­­­­rable dans les statis­­­­­­­­­­­tiques, mais qu’elles seraient ravies de parta­­­­­­­­­­­ger davan­­­­­­­­­­­tage avec leurs conjoints, et qui néces­­­­­­­­­­­si­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­rait une prise en consi­­­­­­­­­­­dé­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­tion plus sérieuse des pouvoirs publics. Des mesures qui vise­­­­­­­­­­­raient notam­­­­­­­­­­­ment l’amé­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­ge­­­­­­­­­­­ment du temps de travail, un décloi­­­­­­­­­­­son­­­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­­­ment des profes­­­­­­­­­­­sions, un soutien plus impor­­­­­­­­­­­tant à la petite enfance et aux soins des personnes âgées.

Comme le confirme Emma6, « il faut remettre en cause les insti­­­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­­­tions pour amélio­­­­­­­­­­­rer notre quoti­­­­­­­­­­­dien, sinon on va devoir se battre contre nos conjoints, et nos filles devront le faire à leur tour, etc. C’est le cadre qu’il faut chan­­­­­­­­­­­ger. Ce discours- là ne parle pas trop. Pour chan­­­­­­­­­­­ger le cadre, il faut mili­­­­­­­­­­­ter. Quand je parle du cadre, des insti­­­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­­­tions, il y en a plein qui me disent : « Ah, je préfère quand tu ne fais pas de poli­­­­­­­­­­­tique… Et moi, j’es­­­­­­­­­­­saie de dire que le panier à linge est poli­­­­­­­­­­­tique. La chaus­­­­­­­­­­­sette qui traîne est poli­­­­­­­­­­­tique : elle nous empêche de nous éman­­­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­­­per » ».

1. Citée par Emilie Tôn, le 10/05/2017 dans L’Ex­­­­­­­­­­­press/ L’Ex­­­­­­­­­­­pan­­­­­­­­­­­sion (France)
2. Enquête IPSOS-O2 « Les Français et la charge mentale », février 2018
3. Inter­­­­­­­­­­­ro­­­­­­­­­­­gée par Véro­­­­­­­­­­­nique Laurent dans la revue Axelle n°207, mars 2018
4. Patri­­­­­­­­­­­cia Vendra­­­­­­­­­­­min et Gérard Valen­­­­­­­­­­­duc, article publié dans Hesa­­­­­­­­­­­mag n°10, 2014
5. Services aux personnes
6. Inter­­­­­­­­­­­ro­­­­­­­­­­­gée par Véro­­­­­­­­­­­nique Laurent dans la revue Axelle n°207, mars 2018