Analyses

Compo­si­tion de ménage. Un modèle inadapté (août 2019)

Auteure : Chris­­­­­tine Stein­­­­­bach, Fonda­­­­­tion Travail-Univer­­­­­sité, Contrastes août 2019, p3 à 5 

CC.Flikr-JPC24M

La compo­­­­­­­si­­­­­­­tion de ménage est un docu­­­­­­­ment incon­­­­­­­tour­­­­­­­nable pour ouvrir des droits.
Mais l’exi­­­­­­­gence de ce certi­­­­­­­fi­­­­­­­cat pose ques­­­­­­­tion tant il appa­­­­­­­raît de plus en plus mal adapté aux modes de vie des indi­­­­­­­vi­­­­­­­dus et des familles d’aujourd’­­­­­­­hui et notam­­­­­­­ment dans les manières d’ha­­­­­­­bi­­­­­­­ter. Au risque de renfor­­­­­­­cer des formes de discri­­­­­­­mi­­­­­­­na­­­­­­­tion et de préca­­­­­­­ri­­­­­­­sa­­­­­­­tion.

La compo­­­­­­­si­­­­­­­tion de ménage est un docu­­­­­­­ment incon­­­­­­­tour­­­­­­­nable pour ouvrir des droits. Mais l’exi­­­­­­­gence de ce certi­­­­­­­fi­­­­­­­cat pose ques­­­­­­­tion tant il appa­­­­­­­raît de plus en plus mal adapté aux mo- des de vie des indi­­­­­­­vi­­­­­­­dus et des familles d’aujourd’­­­­­­­hui et notam­­­­­­­ment dans les manières d’ha­­­­­­­bi­­­­­­­ter. Au risque de renfor­­­­­­­cer des formes de discri­­­­­­­mi­­­­­­­na­­­­­­­tion et de préca­­­­­­­ri­­­­­­­sa­­­­­­­tion.

L’ac­­­­­­­cès à toute une série de droits sociaux repose sur la sélec­­­­­­­ti­­­­­­­vité fami­­­­­­­liale. Les montants octroyés ou l’im­­­­­­­por­­­­­­­tance des réduc­­­­­tions accor­­­­­­­dées dépendent de la situa­­­­­­­tion fami­­­­­­­liale, en gros le nombre de personnes, adultes ou enfants à charge, qui composent le ménage. Il faut donc se procu­­­­­­­rer un certi­­­­­fi­­­­­cat de compo­­­­­­­si­­­­­­­tion de ménage, par exemple pour obte­­­­­­­nir des réduc­­­­­­­tions tari­­­­­­­faires train/ tram/bus ; une bourse d’études ; un avocat pro deo ; des avan­­­­­­­tages fiscaux ; des primes à la réno­­­­­­­va­­­­­­­tion, à l’iso­­­­­­­la­­­­­­­tion du loge­­­­­­­ment ; ou encore des allo­­­­­­­ca­­­­­­­tions fami­­­­­­­liales. Par ailleurs, la compo­­­­­­­si­­­­­­­tion de ménage est néces­­­­­­­saire aussi pour ouvrir un registre de commerce, sous­­­­­­­crire une assu­­­­­­­rance, trai­­­­­­­ter une succes­­­­­­­sion…

La sélec­­­­­ti­­­­­vité fami­­­­­liale : soute­­­­­nir les plus faibles ou réduire les moyens ?

Il s’agit le plus souvent d’adap­­­­­ter l’aide ou l’avan­­­­­tage au revenu. Dans certains cas, ce rai- sonne­­­­­ment se justi­­­­­fie : il s’agit de soute­­­­­nir les ménages à petits reve­­­­­nus, ceux qui en ont le plus besoin. Par exemple, l’an­­­­­cien bonus lo- gement a été remplacé en Wallo­­­­­nie par une mesure plus juste, le chèque habi­­­­­tat, destiné à

soute­­­­­nir l’ac­qui­­­­­si­­­­­tion d’une première habita- tion en propre, et dont le montant varie selon le revenu des ménages et le nombre d’en­­­­­fants à charge. Pour cela, l’Ad­­­­­mi­­­­­nis­­­­­tra­­­­­tion véri­­­­­fie la décla­­­­­ra­­­­­tion d’im­­­­­pôt ainsi que la composi- tion de ménage. Notons toute­­­­­fois que d’autres aides, comme la réduc­­­­­tion SNCB, varient en fonc­­­­­tion de l’âge ou du nombre d’en­­­­­fants à charge, mais pas du revenu.
La sélec­­­­­ti­­­­­vité fami­­­­­liale inter­­­­­­­­­vient aussi dans l’oc­­­­­troi des reve­­­­­nus de rempla­­­­­ce­­­­­ment qui re- lèvent de la sécu­­­­­rité sociale et donc des cotisa- tions des travailleur.euse.s : chômage, pension léga­­­­­le… Mais ici le raison­­­­­ne­­­­­ment est diffé­rent, car ces allo­­­­­ca­­­­­tions reposent sur un système de coti­­­­­sa­­­­­tions.
Dans les années ’80, le gouver­­­­­ne­­­­­ment a choisi d’adap­­­­­ter les besoins aux moyens et intro­­­­­duit en sécu­­­­­rité sociale la notion de « statut de coha­­­­­bi­­­­­tant », que l’on justi­­­­­fie depuis en disant qu’une personne seule doit suppor­­­­­ter seule des charges qu’un couple peut parta­­­­­ger. La régle­­­­­men­­­­­ta­­­­­tion du chômage distingue donc trois caté­­­­­go­­­­­ries de situa­­­­­tions fami­­­­­liales : le travail- leur coha­­­­­bi­­­­­tant avec charge de famille (chef de ménage), le travailleur isolé et le travailleur coha­­­­­bi­­­­­tant sans charge de famille.

Cette restric­­­­­tion dans le calcul des montants des allo­­­­­ca­­­­­tions a intro­­­­­duit dans le même temps le contrôle à domi­­­­­cile pour les personnes privées d’em­­­­­ploi. Une intru­­­­­sion qui met à mal le droit à l’in­­­­­ti­­­­­mité et qui opère aussi une divi­­­­­sion entre les ménages : ceux qui ont un salaire peuvent vivre avec qui ils veulent ; ceux qui ont une allo­­­­­ca­­­­­tion de chômage ou une pension de retraite ne le peuvent pas sans risque de voir dimi­­­­­nuer leur revenu.
Le statut de coha­­­­­bi­­­­­tant inter­­­­­­­­­vient aussi pour calcu­­­­­ler le montant du revenu d’in­­­­­té­­­­­gra­­­­­tion sociale, qui dépend de l’aide sociale. La diffé­­­­­rence étant que son octroi dépend d’une en- quête sur les ressources.

Qu’est-ce qu’un ménage ?

« L’ar­­­­­ticle 59 de l’ar­­­­­rêté minis­­­­­té­­­­­riel du 26 novembre 1991 portant les moda­­­­­li­­­­­tés d’ap­­­­­pli­­­­­ca­­­­­tion de la régle­­­­­men­­­­­ta­­­­­tion du chômage défi­­­­­nit le concept de coha­­­­­bi­­­­­ta­­­­­tion comme le fait, pour deux ou plusieurs personnes, de vivre ensemble sous le même toit et de régler prin­­­­­ci­­­­­pa­­­­­le­­­­­ment en commun les ques­­­­­tions ména­­­­­gères »1. L’ins­­­­­crip­­­­­tion au registre de la popu­­­­­la­­­­­tion consti­­­­­tue la preuve de base. Et la consta­­­­­ta­­­­­tion dans les faits s’ef­­­­­fec­­­­­tue, en premier lieu, sur la base d’un rap- port d’enquête établi par la police locale.

A l’heure actuelle, la vision clas­­­­­sique de ce qui consti­­­­­tue une famille ainsi que des manières d’ha­­­­­bi­­­­­ter ont forte­­­­­ment évolué. Le modèle du ménage à deux salaires dans une habi­­­­­ta­­­­­tion en propre marque encore de manière prédo­­­­­mi­­­­­nante les esprits et les légis­­­­­la­­­­­tions. Il est pour­­­­­tant de moins en moins en phase avec les réali­­­­­tés.

Les modèles fami­­­­­liaux sont multiples et mouvants. Couples, mariés ou non, hétéro ou homo­­­­­sexuels ; familles mono­­­­­pa­­­­­ren­­­­­tales ; jeunes adultes retour­­­­­nant vivre chez un parent pour un temps indé­­­­­ter­­­­­miné ; grands-parents héber­­­­­geant un petit-fils ou héber­­­­­gés chez un fils ; etc. Les familles mono­­­­­pa­­­­­ren­­­­­tales forment par exemple envi­­­­­ron 12% de la popu­­­­­la­­­­­tion en Wallo­­­­­nie. Les formes de soli­­­­­da­­­­­rité intra­­­­­fa­­­­­mi­­­­­liale évoluent en consé­quence. Quel est le sens du statut de coha­­­­­bi­­­­­tant pour une jeune femme sans emploi qui accueille, pendant deux ans, sa grand-mère en attente d’une place en maison de repos après une reva­­­­­li­­­­­da­­­­­tion, et qui perçoit une GRAPA ?

La porte d’en­­­­­trée de l’ha­­­­­bi­­­­­ta­­­­­tion

Les manières d’ha­­­­­bi­­­­­ter évoluent aussi, et ce en partie pour des raisons de contraintes écono­­­­­miques : on reste ou on rede­­­­­vient loca­­­­­taire plus souvent, plus long­­­­­temps ; la colo­­­­­ca­­­­­tion a litté­­­­­ra­­­­­le­­­­­ment explosé ces dernières années, parti­­­­­cu­­­­­liè­­­­­re­­­­­ment en centres urbains ; les habi­­­­­tats grou­­­­­pés, inter­­­­­­­­­gé­­­­­né­­­­­ra­­­­­tion­­­­­nels, soli­­­­­dai­­­­­res… se déve­­­­­loppent ; l’ha­­­­­bi­­­­­tat léger rencontre un inté­­­­­rêt crois­­­­­sant. Cinq jeunes gens qui louent ensemble un loge­­­­­ment avec espaces communs et privés forment-ils un ménage ?
Sans oublier la réalité des personnes qui vivent sans abri, ou sans abri fixe. Ni celle des familles qui attendent la régu­­­­­la­­­­­ri­­­­­sa­­­­­tion de leur séjour en Belgique ou qui ne l’ont pas obte­­­­­nue et doivent pour­­­­­tant bien se loger quelque part, ce que la légis­­­­­la­­­­­tion belge recon­­­­­naît.

La légis­­­­­la­­­­­tion sur le loge­­­­­ment n’est pas le domaine prin­­­­­ci­­­­­pal en ce qui concerne les droits liés à la sécu­­­­­rité sociale et à l’aide sociale. Mais le loge­­­­­ment repré­­­­­sente, sans jeu de mot, la porte d’en­­­­­trée de leur accès !
En effet, c’est bien à partir de l’ins­­­­­crip­­­­­tion dans une commune qu’il est possible d’ob­­­­­te­­­­­nir un certi­­­­­fi­­­­­cat de compo­­­­­si­­­­­tion de ménage ouvrant l’ac­­­­­cès à des droits sociaux. Aussi est-il impor­­­­­tant de prendre en compte ces réali­­­­­tés dans le droit du loge­­­­­ment, en ayant à l’es­­­­­prit les impacts sur l’ac­­­­­cès aux droits sociaux.

La recon­­­­­nais­­­­­sance des diffé­­­­­rentes formes de « cohou­­­­­sing » ou habi­­­­­tats grou­­­­­pés (en ce compris les conven­­­­­tions d’oc­­­­­cu­­­­­pa­­­­­tion précaire !) est de nature à faire évoluer l’ac­­­­­cès aux droits sociaux en faisant la diffé­­­­­rence entre des personnes qui habitent en partie ensemble et celles qui partagent les charges d’un ménage. Encore faut-il que cette évolu­­­­­tion percole à d’autres niveaux, à commen­­­­­cer par le niveau commu­­­­­nal. Et que les insti­­­­­tu­­­­­tions de sécu­­­­­rité sociale ainsi que de l’aide sociale orga­­­­­nisent une cohé­­­­­rence entre eux.
En outre, il est néces­­­­­saire de construire les formes de cette recon­­­­­nais­­­­­sance en partant des besoins et des réali­­­­­tés des popu­­­­­la­­­­­tions. Et pas d’in­­­­­té­­­­­rêts parti­­­­­cu­­­­­liers (les bailleurs par exemple) ni de sché­­­­­mas types (la famille tradi­­­­­tion­­­­­nelle par exemple).
Enfin, il faut rappe­­­­­ler que près de la moitié des personnes ne recourent pas aux droits auxquels elles peuvent prétendre. Les leviers d’ac­­­­­tion sont multiples : canaux d’in­­­­­for­­­­­ma­­­­­tion, stra­­­­­té­­­­­gies de réseau pour aller cher­­­­­cher les gens au lieu de les attendre ; auto­­­­­ma­­­­­ti­­­­­sa­­­­­tion des droits ; accueil des personnes en tant que partie prenante de la solu­­­­­tion et non en tant « qu’as­­­­­sis­­­­­tées » ; en distin­­­­­guant l’ac­­­­­com­­­­­pa­­­­­gne­­­­­ment du contrôle. Mais, avant tout, en nous mobi­­­­­li­­­­­sant contre les « chasses » qui décou­­­­­ragent nos conci­­­­­toyens de faire valoir leurs droits.

1. Les obstacles à l’ha­­­­­bi­­­­­tat groupé au niveau de l’ONEM (QO 5785), réponse du ministre de l’Em­­­­­ploi à la ques­­­­­tion parle­­­­­men­­­­­taire de Nahima Laniri sur le cohou­­­­­sing et la vision de l’ONEM, 2 octobre 2015.