Analyses

Une ère « Post-vérité » ? Oui, mais… (février 2017)

Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes février 2017, p 3 à 5

Et tout à coup, nous avons changé d’époque. En 2016, nous serions entrés dans l’ère de la “post-vérité”, c’est-à-dire litté­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­ment de “l’après-vérité”. Que signi­­­­­­­­­­­fie cette expres­­­­­­­­­­­sion ?
Comment s’est-elle impo­­­­­­­­­­­sée dans notre vision du monde au point d’avoir été sacrée “mot de l’an­­­­­­­­­­­née” en langue anglaise par le diction­­­­­­­­­­­naire britan­­­­­­­­­­­nique Oxford ? Et surtout, est-elle adap­­­­­­­­­­­tée à la situa­­­­­­­­­­­tion, est-elle perti­­­­­­­­­­­nente ?

Quelques jours après le réfé­­­­­­­­­­­ren­­­­­­­­­­­dum sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE (le Brexit), la rédac­­­­­­­­­­­trice en chef du Guar­­­­­­­­­­­dian, Katha­­­­­­­­­­­rine Viner, publie un long article inti­­­­­­­­­­­tulé « Comment la tech­­­­­­­­­­­no­­­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­­­gie a perturbé la vérité ». Elle y déve­­­­­­­­­­­loppe la thèse suivante : en résumé, le rapport aux données factuelles et à la vérité des événe­­­­­­­­­­­ments serait aujourd’­­­­­­­­­­­hui assez souple, voire carré­­­­­­­­­­­ment inexis­­­­­­­­­­­tant, chez un nombre crois­­­­­­­­­­­sant de person­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­li­­­­­­­­­­­tés poli­­­­­­­­­­­tiques de premier plan et dans l’opi­­­­­­­­­­­nion publique en géné­­­­­­­­­­­ral. Ce phéno­­­­­­­­­­­mène est lié au boule­­­­­­­­­­­ver­­­­­­­­­­­se­­­­­­­­­­­ment du rapport à l’in­­­­­­­­­­­for­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tion engen­­­­­­­­­­­dré par les réseaux sociaux. Katha­­­­­­­­­­­rine Viner reprend notam­­­­­­­­­­­ment l’exemple de la promesse-phare faite par les candi­­­­­­­­­­­dats en faveur du Brexit. Ceux-ci affir­­­­­­­­­­­maient qu’en cas de sortie de l’UE, le Royaume-Uni pour­­­­­­­­­­­rait réinjec­­­­­­­­­­­ter 350 millions de Livres Ster­­­­­­­­­­­ling par semaine dans son système de protec­­­­­­­­­­­tion sociale. Malgré le démon­­­­­­­­­­­tage rapide de cet argu­­­­­­­­­­­ment par divers médias et spécia­­­­­­­­­­­listes, ce mensonge a fait mouche dans l’opi­­­­­­­­­­­nion. Quelques heures après l’an­­­­­­­­­­­nonce des résul­­­­­­­­­­­tats, Nigel Farage, alors leader du parti d’ex­­­­­­­­­­­trême droite U-Kip et parti­­­­­­­­­­­san de la sortie de l’UE, recon­­­­­­­­­­­naît d’ailleurs qu’il ne peut pas garan­­­­­­­­­­­tir cet apport finan­­­­­­­­­­­cier promis. Mais qu’im­­­­­­­­­­­porte : dans l’ère de la « post-vérité », le mensonge conscient rapporte des voix.

A chacun sa vérité

L’élec­­­­­­­­­­­tion de Donald Trump est évidem­­­­­­­­­­­ment l’autre grand événe­­­­­­­­­­­ment de 2016 qui donne à ce concept de « post-vérité » toute sa portée. Le milliar­­­­­­­­­­­daire a accu­­­­­­­­­­­mulé les décla­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­tions menson­­­­­­­­­­­gères, outran­­­­­­­­­­­cières et approxi­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tives, sans que cela ait desservi sa cause. Au contraire, sa stra­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­gie de commu­­­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion « anti-médias » a parfai­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­ment fonc­­­­­­­­­­­tionné. Il est égale­­­­­­­­­­­ment avéré que des dizaines de sites de fausses infor­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tions ont contri­­­­­­­­­­­bué à alimen­­­­­­­­­­­ter le buzz autour de Donald Trump et à renfor­­­­­­­­­­­cer la défiance envers Hillary Clin­­­­­­­­­­­ton. Ces fausses infor­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tions sont souvent pure­­­­­­­­­­­ment et simple­­­­­­­­­­­ment inven­­­­­­­­­­­tées par des sites « indé­­­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­­­dants » dont l’unique objec­­­­­­­­­­­tif est de géné­­­­­­­­­­­rer un grand nombre de vues et de clics pour vendre de la publi­­­­­­­­­­­cité1. Un titre-choc du genre « L’an­­­­­­­­­­­cien chas­­­­­­­­­­­seur de primes de Clin­­­­­­­­­­­ton avoue avoir tué des gens pour de l’argent » (l’exemple est authen­­­­­­­­­­­tique) attire beau­­­­­­­­­­­coup plus d’in­­­­­­­­­­­ter­­­­­­­­­­­nautes friands de scan­­­­­­­­­­­dales (bien que ce soit tota­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­ment faux) que des articles sérieux repo­­­­­­­­­­­sant sur des recou­­­­­­­­­­­pe­­­­­­­­­­­ments d’in­­­­­­­­­­­for­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tions. La céré­­­­­­­­­­­mo­­­­­­­­­­­nie d’in­­­­­­­­­­­ves­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­ture de Donald Trump a récem­­­­­­­­­­­ment confirmé que le nouveau président des États-Unis ne compte pas chan­­­­­­­­­­­ger de rapport à la vérité. Refu­­­­­­­­­­­sant de recon­­­­­­­­­­­naître la faible assis­­­­­­­­­­­tance présente ce jour-là, son équipe a proposé sa version de la vérité, rebap­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­sée en « faits alter­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­tifs » : la foule présente « a été la plus impor­­­­­­­­­­­tante à avoir jamais assisté à une pres­­­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­­­tion de serment, point final » a-t-on décrété du côté de chez Trump.

Ce recul d’un certain consen­­­­­­­­­­­sus autour de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas, au profit d’un affron­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­ment de « points de vue », de rumeurs et de récits stéréo­­­­­­­­­­­ty­­­­­­­­­­­pés, est notam­­­­­­­­­­­ment permis par un climat de méfiance géné­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­li­­­­­­­­­­­sée envers les insti­­­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­­­tions (médias, sciences, partis poli­­­­­­­­­­­tiques, etc.) et entre­­­­­­­­­­­tenu par le fonc­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­­­ment des réseaux sociaux. Sur Face­­­­­­­­­­­book, par exemple, le tri des publi­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tions visibles par les utili­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­teurs se fait en fonc­­­­­­­­­­­tion de leurs centres d’in­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­rêts, ce qui conduit à des « bulles » d’opi­­­­­­­­­­­nions qui peuvent coexis­­­­­­­­­­­ter dans une sorte de chaos infor­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­nel où tout semble se valoir. « De plus en plus, écrit Katha­­­­­­­­­­­rine Viner, ce qui passe pour des faits n’est qu’un point de vue de quelqu’un qui pense que c’est vrai – et la tech­­­­­­­­­­­no­­­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­­­gie a permis à ces “faits” de circu­­­­­­­­­­­ler faci­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­ment. »2

La faute aux médias ?

Toute­­­­­­­­­­­fois, le concept de « post-vérité » ne fait pas l’una­­­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­­­mité. Les médias tradi­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­nels le bran­­­­­­­­­­­dissent comme une expli­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion commode à la montée des popu­­­­­­­­­­­lismes. Trop commode, disent certains, au premier rang desquels l’éco­­­­­­­­­­­no­­­­­­­­­­­miste Frédé­­­­­­­­­­­ric Lordon. Celui-ci s’in­­­­­­­­­­­surge contre l’ab­­­­­­­­­­­sence d’au­­­­­­­­­­­to­­­­­­­­­­­cri­­­­­­­­­­­tique du monde des médias3. À ses yeux, ceux-ci sont respon­­­­­­­­­­­sables de la situa­­­­­­­­­­­tion qui permet à des Trump de triom­­­­­­­­­­­pher. Pour Lordon, si les élec­­­­­­­­­­­to­­­­­­­­­­­rats sont séduits par les discours faus­­­­­­­­­­­se­­­­­­­­­­­ment « anti­­­­­­­­­­­sys­­­­­­­­­­­tème » de leaders popu­­­­­­­­­­­listes, c’est parce que le « système média­­­­­­­­­­­tique » a évacué toute dimen­­­­­­­­­­­sion poli­­­­­­­­­­­tique dans son trai­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­ment des événe­­­­­­­­­­­ments. « Les médias » auraient en quelque sorte accepté et favo­­­­­­­­­­­risé l’hé­­­­­­­­­­­gé­­­­­­­­­­­mo­­­­­­­­­­­nie cultu­­­­­­­­­­­relle du néoli­­­­­­­­­­­bé­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­lisme, en le présen­­­­­­­­­­­tant comme une donnée natu­­­­­­­­­­­relle. Ils auraient décré­­­­­­­­­­­di­­­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­­­lisé, par prétendu réalisme, toutes les authen­­­­­­­­­­­tiques alter­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­tives de gauche. Quant à la pratique du « fact-checking » (véri­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion des faits), à la multi­­­­­­­­­­­pli­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion des « déco­­­­­­­­­­­deurs » aujourd’­­­­­­­­­­­hui dans la presse, ce ne serait qu’une réac­­­­­­­­­­­tion pathé­­­­­­­­­­­tique et inutile. Lordon réaf­­­­­­­­­­­firme donc avec force la critique des médias telle que l’a faite Serge Halimi dans son livre “Les nouveaux chiens de garde” écrit en 2005 et adapté à l’écran en 2012.

Cette piqûre de rappel sur la respon­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­­­lité des grands médias dans leur perte de crédi­­­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­­­lité est à la fois prolon­­­­­­­­­­­gée et nuan­­­­­­­­­­­cée par Daniel Schnei­­­­­­­­­­­der­­­­­­­­­­­mann, jour­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­liste français qui anime le site indé­­­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­­­dant de décryp­­­­­­­­­­­tage des médias Arrêt sur images. Lordon a raison, dit-il, de rappe­­­­­­­­­­­ler que les faits bruts n’existent pas, qu’ils sont toujours perçus à travers une grille de lecture et que l’alibi de neutra­­­­­­­­­­­lité des médias est un trompe-l’œil. Mais il pointe l’in­­­­­­­­­­­co­­­­­­­­­­­hé­­­­­­­­­­­rence d’une critique exces­­­­­­­­­­­sive des médias. Quel aurait été l’in­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­rêt de ceux-ci à faire élire un président qui les méprise et les menace ? Pourquoi ont-ils donné une telle audience au protec­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­nisme de Trump s’ils sont les « chiens de garde » de la mondia­­­­­­­­­­­li­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­tion néoli­­­­­­­­­­­bé­­­­­­­­­­­rale ? « Sans doute parce que « la presse » n’obéit pas seule­­­­­­­­­­­ment à l’objec­­­­­­­­­­­tif unique que lui assi­­­­­­­­­­­gne­­­­­­­­­­­raient, selon Lordon, ses patrons milliar­­­­­­­­­­­daires (marte­­­­­­­­­­­ler les bien­­­­­­­­­­­faits de la mondia­­­­­­­­­­­li­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­tion heureuse). Elle est le jouet d’injonc­­­­­­­­­­­tions impli­­­­­­­­­­­cites contra­­­­­­­­­­­dic­­­­­­­­­­­toires : marte­­­­­­­­­­­ler ces bien­­­­­­­­­­­faits, certes, ET faire de l’au­­­­­­­­­­­dience et du spec­­­­­­­­­­­tacle, y compris avec les plus spec­­­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­­­laires gladia­­­­­­­­­­­teurs combat­­­­­­­­­­­tant cette mondia­­­­­­­­­­­li­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­tion, ou feignant de la combattre. »4 Par ailleurs, estime encore Schnei­­­­­­­­­­­der­­­­­­­­­­­mann, le fact­­­­­­­­­­­che­­­­­­­­­­­cking est peut-être insuf­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­sant, tardif, inef­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­cace, mais il n’est pas pour autant inutile. Par exemple, ajoute-t-il, quand les déco­­­­­­­­­­­deurs du jour­­­­­­­­­­­nal Le Monde démontent les mensonges de François Fillon sur le bilan du that­­­­­­­­­­­ché­­­­­­­­­­­risme en Angle­­­­­­­­­­­terre, on peut diffi­­­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­ment les taxer de « chiens de garde du néoli­­­­­­­­­­­bé­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­lisme ».

Un océan de confu­­­­­­­­­­­sion

En outre, la critique totale des médias, telle que la pratique Lordon et, avec lui, une bonne partie de la gauche radi­­­­­­­­­­­cale, risque de passer à côté d’un autre phéno­­­­­­­­­­­mène qui explique l’ap­­­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­­­tion du concept de « post-vérité ». Il s’agit de l’im­­­­­­­­­­­mense zone trouble de la produc­­­­­­­­­­­tion et de la circu­­­­­­­­­­­la­­­­­­­­­­­tion d’in­­­­­­­­­­­for­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tions hors des circuits clas­­­­­­­­­­­siques, sur des milliers de blogs, de sites de soi-disant « ré-infor­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tion », sur les réseaux sociaux. Il y règne une grande confu­­­­­­­­­­­sion (voir enca­­­­­­­­­­­dré). On peut y trou­­­­­­­­­­­ver des initia­­­­­­­­­­­tives de très grande qualité, mais aussi des réseaux de propa­­­­­­­­­­­gande d’ex­­­­­­­­­­­trême droite, des hoax gros­­­­­­­­­­­siers (voir article en pages 10–12), des véri­­­­­­­­­­­tables gourous de l’opi­­­­­­­­­­­nion, des théo­­­­­­­­­­­ries du complot… La démo­­­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­tion des pratiques d’in­­­­­­­­­­­for­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tion a long­­­­­­­­­­­temps été vue comme une oppor­­­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­­­nité : chacun pouvait deve­­­­­­­­­­­nir un média indé­­­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­­­dant ! Mais on voit aujourd’­­­­­­­­­­­hui qu’elle débouche sur un rela­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­visme chao­­­­­­­­­­­tique et inquié­­­­­­­­­­­tant. Le vrai, le faux et le douteux se mélangent sur les pages Face­­­­­­­­­­­book et dans l’es­­­­­­­­­­­prit des gens.

Alors, l’ère de la post-vérité ? Concept perti­nent ou non ? Pour le philo­­­­­­­­­­­sophe Michaël Foes­­­­­­­­­­­sel, il faut distin­­­­­­­­­­­guer les registres. « La confron­­­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­­­tion entre les discours et les faits appar­­­­­­­­­­­tient à la déon­­­­­­­­­­­to­­­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­­­gie jour­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­lis­­­­­­­­­­­tique : on peut légi­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­me­­­­­­­­­­­ment espé­­­­­­­­­­­rer que cette véri­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion joue un rôle dans le compor­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­ment des élec­­­­­­­­­­­teurs. Mais la poli­­­­­­­­­­­tique, du moins dans sa version démo­­­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­­­tique, commence lorsque l’on admet que les faits sociaux sont toujours déjà pris dans des inter­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­pré­­­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­­­tions. Quand François Fillon, dont le style n’a pour­­­­­­­­­­­tant rien à voir avec celui de Trump, affirme que la France est en « faillite », il n’énonce pas un fait, il raconte une histoire. »5

On peut lui oppo­­­­­­­­­­­ser une autre histoire sans remettre en cause les faits, par exemple en propo­­­­­­­­­­­sant de « distin­­­­­­­­­­­guer la logique de l’Etat de celle d’une entre­­­­­­­­­­­prise au nom de la puis­­­­­­­­­­­sance moné­­­­­­­­­­­taire dont est capable le premier. » La véri­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion des faits est indis­­­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­­­sable à assu­­­­­­­­­­­rer les condi­­­­­­­­­­­tions du débat démo­­­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­­­tique. Mais c’est sur le terrain de la narra­­­­­­­­­­­tion que l’enjeu est essen­­­­­­­­­­­tiel. Quelle histoire propo­­­­­­­­­­­sons-nous ? Actuel­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­ment, la dénon­­­­­­­­­­­cia­­­­­­­­­­­tion géné­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­li­­­­­­­­­­­sée du « système » (médias, poli­­­­­­­­­­­tiques, finance) semble surtout béné­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­cier à nos adver­­­­­­­­­­­saires poli­­­­­­­­­­­tiques, c’est-à-dire à l’ex­­­­­­­­­­­trême droite. Trump, Le Pen, Poutine, entre autres, parviennent à alimen­­­­­­­­­­­ter et à capter la rage « anti-système » à leur profit. Et cela, en grande partie grâce à de véri­­­­­­­­­­­tables stra­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­gies de propa­­­­­­­­­­­gande sur les réseaux sociaux.

La proie et l’ombre

Il est donc urgent d’ajus­­­­­­­­­­­ter le regard critique sur les médias à l’en­­­­­­­­­­­semble de ce qui façonne aujourd’­­­­­­­­­­­hui les opinions. C’est-à-dire, toujours en partie à la presse écrite et audio­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­suelle, mais aussi et surtout à cet immense océan d’in­­­­­­­­­­­for­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tions non véri­­­­­­­­­­­fiées et de récits prêt-à-penser qui béné­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­­­cient souvent, par prin­­­­­­­­­­­cipe d’op­­­­­­­­­­­po­­­­­­­­­­­si­­­­­­­­­­­tion, d’une plus grande indul­­­­­­­­­­­gence des critiques de gauche que les médias insti­­­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­nels. Il n’est évidem­­­­­­­­­­­ment pas ques­­­­­­­­­­­tion ici de souhai­­­­­­­­­­­ter une quel­­­­­­­­­­­conque censure, mais d’ap­­­­­­­­­­­pré­­­­­­­­­­­hen­­­­­­­­­­­der les risques à leur juste mesure. Les collu­­­­­­­­­­­sions d’in­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­rêts, la concen­­­­­­­­­­­tra­­­­­­­­­­­tion finan­­­­­­­­­­­cière des grands médias, la tendance des édito­­­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­­­listes à orien­­­­­­­­­­­ter l’opi­­­­­­­­­­­nion restent à dénon­­­­­­­­­­­cer. Mais il faut prendre acte du fait que c’est en-dehors de ces canaux tradi­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­nels, préci­­­­­­­­­­­sé­­­­­­­­­­­ment parce qu’ils ont perdu une grande part de leur crédi­­­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­­­lité, que se propagent aujourd’­­­­­­­­­­­hui des visions du monde qui tournent le dos, non seule­­­­­­­­­­­ment à un certain idéal de fidé­­­­­­­­­­­lité au réel, mais aussi à la démo­­­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­­­tie. Dans une fable célèbre, Esope, puis Lafon­­­­­­­­­­­taine, racontent l’his­­­­­­­­­­­toire d’un chien qui, voyant sa proie reflé­­­­­­­­­­­tée dans l’eau, la lâcha pour tenter de se saisir du reflet. Il faillit se noyer, et « n’eut ni l’ombre ni le corps ». Cette fable peut nous ques­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­ner. À force de tirer à boulets rouges sur les médias et les insti­­­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­­­tions qui se sont acoqui­­­­­­­­­­­nés avec le néoli­­­­­­­­­­­bé­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­lisme, ne risque-t-on pas de perdre les fonde­­­­­­­­­­­ments de notre démo­­­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­­­tie dans l’aven­­­­­­­­­­­ture, empor­­­­­­­­­­­tés par les flots d’une rage popu­­­­­­­­­­­laire captée par des idéo­­­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­­­gies réac­­­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­­­naires ? Certains signes sont inquié­­­­­­­­­­­tants.

1 Benoît Le Corre, « En Macé­­­­­­­­­­­doine, Trump est une machine à cash pour des sites d’info crapu­­­­­­­­­­­leux » sur Rue89, 4 novembre 2016.
2 Luc Vino­­­­­­­­­­­gra­­­­­­­­­­­doff, « Les médias dans l’ère « de la poli­­­­­­­­­­­tique post-vérité », dans Le Monde, 12 juillet 2016.
3 Frédé­­­­­­­­­­­ric Lordon, « Poli­­­­­­­­­­­tique post-vérité ou jour­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­lisme post-poli­­­­­­­­­­­tique ? » dans Le Monde Diplo­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tique, 22 novembre 2016.
4 Daniel Schnei­­­­­­­­­­­der­­­­­­­­­­­mann, « Le fact-checking, impuis­­­­­­­­­­­sant mais néces­­­­­­­­­­­saire » dans Libé­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­tion, 27 novembre 2016.
5 Michaël Foes­­­­­­­­­­­sel, « Après la vérité ? », dans Libé­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­tion, 1er décembre 2016.

____________________________________________________________