Analyses

“Contre l’ima­gi­naire du complot, faire front sur les réseaux sociaux » (février 2017)

Inter­­­­­view par Monique Van Dieren et Guillaume Lohest, Contrastes février 2017, p13 à 16

Contrastes "Médias et réseaux sociaux" - Les Equipes Popuilaires

MARIE PELTIER

His­­­­­­­­­to­­­­­­­­­rienne et ensei­­­­­­­­­gnante à l’Ins­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­tut Supé­­­­­­­­­rieur de Péda­­­­­­­­­go­­­­­­­­­gie (Haute École Gali­­­­­­­­­lée), elle a publié, en octobre 2016 : L’ère du complo­­­­­­­­­tisme, la mala­­­­­­­­­die d’une société frac­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­rée, aux éditions Les Petits Matins. 

Nos socié­­­­­­­­­tés sont frac­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­rées et complexes. Le complo­­­­­­­­­tisme, ou conspi­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­nisme, propose des visions unifiées et simpli­­­­­­­­­fiées du monde. Cet entre­­­­­­­­­tien avec Marie Peltier, fait le point sur les origines, les para­­­­­­­­­doxes, les consé­quences de cet imagi­­­­­­­­­naire complo­­­­­­­­­tiste très large­­­­­­­­­ment répandu. Cela concerne les réseaux sociaux, les médias et les poli­­­­­­­­­tiques, mais aussi nos luttes sociales, nos moyens d’ac­­­­­­­­­tion, nos stra­­­­­­­­­té­­­­­­­­­gies. Le ques­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ment est garanti.

? Contrastes : Quelles sont les théo­­­­­­­­­ries du complot les plus répan­­­­­­­­­dues au sein de l’opi­­­­­­­­­nion ?

? Marie Peltier : Clai­­­­­­­­­re­­­­­­­­­ment, celles qui concernent le 11 septembre 2001 et qui reposent sur une frac­­­­­­­­­ture entre l’Oc­­­­­­­­­ci­dent et le reste du monde. Ce sont celles qui cris­­­­­­­­­tal­­­­­­­­­lisent le plus de débat poli­­­­­­­­­tique. C’est ce genre de théo­­­­­­­­­ries qu’on a retrou­­­­­­­­­vées au moment des atten­­­­­­­­­tats en France et en Belgique et ce n’est pas un hasard. Plus un événe­­­­­­­­­ment possède une charge symbo­­­­­­­­­lique forte, plus il atti­­­­­­­­­sera de contre-discours. De la même façon que le 11 septembre a été utilisé comme symbole d’une attaque contre les valeurs améri­­­­­­­­­caines, les atten­­­­­­­­­tats en France ont pola­­­­­­­­­risé l’at­­­­­­­­­ten­­­­­­­­­tion sur une oppo­­­­­­­­­si­­­­­­­­­tion entre « nos valeurs » et la dési­­­­­­­­­gna­­­­­­­­­tion d’un ennemi exté­­­­­­­­­rieur. Les contre-discours complo­­­­­­­­­tistes, d’ailleurs, dési­gnent toujours les mêmes coupables. On aurait, en gros, le camp améri­­­­­­­­­cain qui orches­­­­­­­­­tre­­­­­­­­­rait les choses avec son allié israé­­­­­­­­­lien, à travers des pseudo-djiha­­­­­­­­­distes utili­­­­­­­­­sés comme instru­­­­­­­­­ments de cette oppres­­­­­­­­­sion. C’est cela le coeur des théo­­­­­­­­­ries du complot les plus influentes aujourd’­­­­­­­­­hui.

? Ces théo­­­­­­­ries ne sont-elles pas limi­­­­­­­tées à des cercles fermés ?

? Non, non ! Cet imagi­­­­­­­­­naire du complot améri­­­­­­­­­cano- sioniste a beau­­­­­­­­­coup pollué le débat poli­­­­­­­­­tique clas­­­­­­­­­sique. C’est une illu­­­­­­­­­sion de croire que ces théo­­­­­­­­­ries « alter­­­­­­­­­na­­­­­­­­­tives » seraient le fait de farfe­­­­­­­­­lus. Au moment des atten­­­­­­­­­tats à Char­­­­­­­­­lie Hebdo, j’ai été très frap­­­­­­­­­pée de voir, lors d’in­­­­­­­­­ter­­­­­­­­­ven­­­­­­­­­tions dans les écoles notam­­­­­­­­­ment, que cet imagi­­­­­­­­­naire était partout. Cela ne veut pas dire que tout le monde dit expli­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­te­­­­­­­­­ment qu’il s’agit de mani­­­­­­­­­pu­­­­­­­­­la­­­­­­­­­tions de la CIA… Le complo­­­­­­­­­tisme est un phéno­­­­­­­­­mène répandu à des degrés divers. Mais ce qui revient toujours, c’est un doute systé­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tique à l’égard du récit offi­­­­­­­­­ciel. C’est cela que le 11 septembre a inau­­­­­­­­­guré : une scis­­­­­­­­­sion dans le débat public entre ce qui serait le récit offi­­­­­­­­­ciel et ce qui serait le contre-discours. Sans tenir un discours complo­­­­­­­­­tiste au sens fort, beau­­­­­­­­­coup d’ac­­­­­­­­­teurs de la société civile ont endossé ce réflexe de méfiance géné­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­li­­­­­­­­­sée envers le discours média­­­­­­­­­tique et poli­­­­­­­­­tique mains­­­­­­­­­tream. Cette méfiance consti­­­­­­­­­tue un socle de pensée emprunté au complo­­­­­­­­­tisme.

? On dit souvent que ce sont surtout les jeunes qui sont séduits par les théo­­­­­­­­­ries du complot…

? On ne peut pas nier qu’ils sont un des publics cibles. Il y a une frac­­­­­­­­­ture géné­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­nelle. Une personne de vingt ans, aujourd’­­­­­­­­­hui, est née avec Inter­­­­­­­­­net, vit éloi­­­­­­­­­gnée de la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale, a grandi avec le schéma iden­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­taire, de « guerre des civi­­­­­­­­­li­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tions ». À cela peuvent s’ajou­­­­­­­­­ter des éléments propres aux jeunes issus de l’im­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­gra­­­­­­­­­tion : une perte de repères dans leur histoire fami­­­­­­­­­liale, une mémoire de la colo­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion qui n’est pas assez travaillée aujourd’­­­­­­­­­hui.

Mais les jeunes ne sont pas les seuls touchés par les théo­­­­­­­­­ries du complot, loin de là. Si on prend un regard large, je pense que le ving­­­­­­­­­tième siècle a généré beau­­­­­­­­­coup de désillu­­­­­­­­­sions idéo­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­giques, reli­­­­­­­­­gieuses aussi. Il y a un besoin de croire qui touche toutes les géné­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tions. Par ailleurs, on peut aussi tomber dans ce genre de visions complo­­­­­­­­­tistes quand on essaie d’ap­­­­­­­­­pliquer des grilles de lecture du passé à la situa­­­­­­­­­tion actuelle. Par exemple, la grille de lecture anti-impé­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­liste héri­­­­­­­­­tée de la guerre froide. On le voit très fort dans le clivage de l’opi­­­­­­­­­nion autour de Poutine, qui fait fantas­­­­­­­­­mer toute une série de personnes, comme s’il repré­­­­­­­­­sen­­­­­­­­­tait une résis­­­­­­­­­tance à l’im­­­­­­­­­pé­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­lisme occi­­­­­­­­­den­­­­­­­­­tal. Mais quand on reste ainsi scot­­­­­­­­­ché à cet anti-impé­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­lisme à sens unique, qui date des années 70 et 80 et qui est par ailleurs louable en soi, on est quand même en-dehors de la réalité d’un monde devenu multi­­­­­­­­­po­­­­­­­­­laire, et qui le sera de plus en plus.

? Mais ne risque-t-on pas de s’in­­­­­­­­­ter­­­­­­­­­dire d’im­­­­­­­­­pé­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­lisme, de délé­­­­­­­­­gi­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­mer tous les contre-discours en les taxant de théo­­­­­­­­­ries du complot ?

? C’est évidem­­­­­­­­­ment une ques­­­­­­­­­tion centrale. Car le complo­­­­­­­­­tisme pointe des failles et des dysfonc­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­ments qui sont réels : le manque de trans­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­rence, le manque de cohé­­­­­­­­­rence, les logiques d’op­­­­­­­­­pres­­­­­­­­­sion. Prenons l’exemple de l’in­­­­­­­­­ter­­­­­­­­­ven­­­­­­­­­tion améri­­­­­­­­­caine en Irak en 2003. Le prétexte des armes de destruc­­­­­­­­­tion massive était, en effet, un mensonge avéré ! Il y avait aussi un réel mouve­­­­­­­­­ment citoyen mondial contre l’in­­­­­­­­­ter­­­­­­­­­ven­­­­­­­­­tion, qui a été outre­­­­­­­­­passé par l’ad­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­nis­­­­­­­­­tra­­­­­­­­­tion Bush. Le désa­­­­­­­­­veu et la méfiance sont donc enra­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­nés dans des précé­­­­­­­­­dents histo­­­­­­­­­riques. Du coup, il y a un entre-deux dans lequel il est diffi­­­­­­­­­cile de tenir debout. Person­­­­­­­­­nel­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment, je suis à la fois détes­­­­­­­­­tée par les conspi­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­nistes ET par les anti-conspi­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­nistes. Le débat est pola­­­­­­­­­risé en deux camps, on serait soit « anti-système », soit « dans le système ». Tout l’enjeu est de se tenir sur la crête…

Il faut dénon­­­­­­­­­cer les théo­­­­­­­­­ries du complot, surtout les idéo­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­gies oppres­­­­­­­­­sives qu’elles véhi­­­­­­­­­culent, mais sans tomber dans l’in­­­­­­­­­ter­­­­­­­­­dic­­­­­­­­­tion de la critique poli­­­­­­­­­tique. En réalité, le complo­­­­­­­­­tisme anti-améri­­­­­­­­­cain, par son aveu­­­­­­­­­gle­­­­­­­­­ment, dessert les légi­­­­­­­­­times critiques envers les USA ou envers les impé­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­lismes. Le cas de la Syrie est l’exemple- type. Beau­­­­­­­­­coup d’anti-impé­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­listes défendent aujourd’­­­­­­­­­hui la ligne de Poutine, qui est un impé­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­liste par excel­­­­­­­­­lence. Cela n’a plus aucune forme de logique, on baigne dans le fantas­­­­­­­­­me… Au fond, il faut essayer de sortir du rêve de la cohé­­­­­­­­­rence abso­­­­­­­­­lue.

Il y a un deuil à faire sur la divi­­­­­­­­­sion du monde en camps idéo­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­giques clairs et il faut retrou­­­­­­­­­ver un peu de sagesse. Je crois qu’il faut sortir de la posture de dénon­­­­­­­­­cia­­­­­­­­­tion perpé­­­­­­­­­tuelle (je suis anti ceci ou cela) et travailler à notre propre parole. Complo­­­­­­­­­tistes et anti-complo­­­­­­­­­tistes se renforcent dans un jeu de miroirs quand on en reste à consi­­­­­­­­­dé­­­­­­­­­rer le monde par oppo­­­­­­­­­si­­­­­­­­­tion à un ennemi fantasmé, donc mal iden­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­fié.

? En tant que mouve­­­­­­­­­ment qui vise à l’éga­­­­­­­­­lité dans un monde fonciè­­­­­­­­­re­­­­­­­­­ment inéga­­­­­­­­­li­­­­­­­­­taire, nous avons pour­­­­­­­­­tant besoin d’une commu­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tion offen­­­­­­­­­sive, tran­­­­­­­­­chée parfois. Comme celle utili­­­­­­­­­sée par Oxfam récem­­­­­­­­­ment, qui a mis en lumière que huit personnes détiennent la même richesse que la moitié de l’hu­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­té… Comment se servir de l’image, de la force du symbole, sans glis­­­­­­­­­ser dans la déma­­­­­­­­­go­­­­­­­­­gie ?

? La ques­­­­­­­­­tion est très déli­­­­­­­­­cate et je n’ai pas de réponse toute faite. Les mouve­­­­­­­­­ments enga­­­­­­­­­gés dans le combat social doivent être plus vigi­­­­­­­­­lants que jamais à la séman­­­­­­­­­tique, à la termi­­­­­­­­­no­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­gie, à la logique de pensée qu’ils véhi­­­­­­­­­culent. On peut avoir la tenta­­­­­­­­­tion de faire du marke­­­­­­­­­ting asso­­­­­­­­­cia­­­­­­­­­tif, c’est normal dans le contexte actuel. Mais certains pensent qu’il faut aujourd’­­­­­­­­­hui faire dans la simpli­­­­­­­­­fi­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­tion, dans le binaire, que c’est le seul moyen de mobi­­­­­­­­­li­­­­­­­­­ser les gens qui, autre­­­­­­­­­ment, n’y compren­­­­­­­­­draient rien. Mais c’est préci­­­­­­­­­sé­­­­­­­­­ment cette pensée binaire et simpliste qui fait le lit du complo­­­­­­­­­tisme et, ensuite, de l’ex­­­­­­­­­tré­­­­­­­­­misme. En même temps, il y a un travail péda­­­­­­­­­go­­­­­­­­­gique indis­­­­­­­­­pen­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­ble… Honnê­­­­­­­­­te­­­­­­­­­ment, c’est une ques­­­­­­­­­tion non réso­­­­­­­­­lue. Je pense seule­­­­­­­­­ment qu’il faut vrai­­­­­­­­­ment faire très atten­­­­­­­­­tion au registre termi­­­­­­­­­no­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­gique et symbo­­­­­­­­­lique utilisé.

Sans nous en rendre compte, nous avons tendance à aller puiser dans le vieux stock des réflexes popu­­­­­­­­­listes. Trump a été élu sur ce fond « anti-système ». Je prends un exemple : l’uti­­­­­­­­­li­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion d’un terme comme « la finance ». Quand on connaît un peu l’his­­­­­­­­­toire, on sait que ce registre séman­­­­­­­­­tique-là est extrê­­­­­­­­­me­­­­­­­­­ment lié au fascisme et à l’an­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­sé­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­tisme. Alors bien sûr, les asso­­­­­­­­­cia­­­­­­­­­tions qui travaillent ces ques­­­­­­­­­tions vont toutes dire : oui, mais il y a des choses à dénon­­­­­­­­­cer, c’est quand même scan­­­­­­­­­da­­­­­­­­­leux, etc. Et je suis d’ac­­­­­­­­­cord. Mais atten­­­­­­­­­tion aux mots utili­­­­­­­­­sés, car ils peuvent faire bascu­­­­­­­­­ler dans des idéo­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­gies qu’on ne souhaite pour­­­­­­­­­tant pas favo­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­ser. Faut-il vrai­­­­­­­­­ment dénon­­­­­­­­­cer « la finance » en géné­­­­­­­­­ral ? Quel est préci­­­­­­­­­sé­­­­­­­­­ment le problème, n’est-ce pas plutôt tels acteurs, tels méca­­­­­­­­­nismes ? C’est une tension péda­­­­­­­­­go­­­­­­­­­gique perma­­­­­­­­­nente, il n’y a pas de réponse simple.

? Sommes-nous entrés dans une ère de « post-vérité », dans laquelle les faits n’au­­­­­­­­­raient plus d’im­­­­­­­­­por­­­­­­­­­tance ?

? Je n’aime pas telle­­­­­­­­­ment cette expres­­­­­­­­­sion qui est appa­­­­­­­­­rue d’un coup dans le débat public. Je trouve que c’est une vision dépo­­­­­­­­­li­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­sante et nébu­­­­­­­­­leuse. Cela laisse entendre que le rela­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­visme ambiant nous est tombé dessus comme ça, tout seul. Or si on en est là, c’est aussi parce que des acteurs poli­­­­­­­­­tiques ont compris qu’ils pouvaient surfer sur le désa­­­­­­­­­veu citoyen pour répandre des idéo­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­gies de substi­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­tion ou promou­­­­­­­­­voir des régimes auto­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­tai­­­­­­­­­res…

C’est une véri­­­­­­­­­table guerre de l’in­­­­­­­­­for­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tion, un rapport de force média­­­­­­­­­tique. On l’a observé autour de la chute d’Alep récem­­­­­­­­­ment. Je pense qu’his­­­­­­­­­to­­­­­­­­­rique­­­­­­­­­ment, il y a là un tour­­­­­­­­­nant… Pour reve­­­­­­­­­nir à l’ex­­­­­­­­­pres­­­­­­­­­sion en ques­­­­­­­­­tion, il y a une chose que j’aime tout de même, c’est que cela repose la ques­­­­­­­­­tion de la vérité. Pas la Vérité avec un grand V, mais au moins l’idée parta­­­­­­­­­gée qu’il y a des choses vraies et d’autres pas. Comme l’a dit un histo­­­­­­­­­rien améri­­­­­­­­­cain : si on ne croit plus que la vérité existe, si on est dans un rela­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­visme absolu, il n’y a plus de critique poli­­­­­­­­­tique possible. On le voit avec Trump d’ailleurs. Dès qu’on le dénonce, il répond : « fake news » (NDLR : fausses infos).

? Cette guerre de l’in­­­­­­­­­for­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tion fait rage, notam­­­­­­­­­ment, sur Face­­­­­­­­­book, Twit­­­­­­­­­ter, dans les commen­­­­­­­­­taires d’ar­­­­­­­­­ticles en ligne… Devons-nous inves­­­­­­­­­tir ce terrain-là ? Avons-nous un rôle à y jouer ?

? Les réseaux d’ex­­­­­­­­­trême droite et la propa­­­­­­­­­gande russe, qui se recoupent large­­­­­­­­­ment d’ailleurs, ont compris bien avant nous à quel point le nouveau terrain poli­­­­­­­­­tique, ce sont les réseaux sociaux. Du moins en ce qui concerne la bataille des idées. Ils ont dix ans d’avance sur les progres­­­­­­­­­sistes. Et ils ont donc investi des formats spéci­­­­­­­­­fiques qui ont un impact impor­­­­­­­­­tant sur ces réseaux sociaux. Je crois donc qu’il faut vrai­­­­­­­­­ment arrê­­­­­­­­­ter avec les discours du genre : Inter­­­­­­­­­net ce n’est pas la vraie vie, pas la vraie poli­­­­­­­­­tique, etc. Non, c’est là que ça se passe, qu’on le veuille ou non. Il faut bien se rendre compte que pour une majo­­­­­­­­­rité des jeunes, le fil d’ac­­­­­­­­­tua­­­­­­­­­li­­­­­­­­­tés Face­­­­­­­­­book est l’unique source d’in­­­­­­­­­for­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tion. Et très souvent, sans même aller au-delà des titres, sans lire les articles parta­­­­­­­­­gés.

Il y a donc un enjeu fonda­­­­­­­­­men­­­­­­­­­tal d’oc­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­tion de cet espace par les acteurs démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tiques. Mais c’est abys­­­­­­­­­sal… Car l’ima­­­­­­­­­gi­­­­­­­­­naire complo­­­­­­­­­tiste a telle­­­­­­­­­ment gagné du terrain, y compris chez ces acteurs démo­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­tiques, qu’il faut presque repar­­­­­­­­­tir de zéro. Il faut à la fois s’ex­­­­­­­­­pri­­­­­­­­­mer, mais de la manière la plus ajus­­­­­­­­­tée possible. On doit entrer, je pense, dans une grande réflexion sur les formats à propo­­­­­­­­­ser, mais aussi sur des initia­­­­­­­­­tives collec­­­­­­­­­tives pour éviter les risques d’ex­­­­­­­­­po­­­­­­­­­si­­­­­­­­­tion person­­­­­­­­­nelle qui sont réels. Le contexte de libé­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­tion des paroles haineuses est tel qu’on ne peut plus faire les choses de façon arti­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­nale, chaque mili­­­­­­­­­tant dans son coin. Il est néces­­­­­­­­­saire de faire front et d’uti­­­­­­­­­li­­­­­­­­­ser aussi les mêmes formats que les complo­­­­­­­­­tistes, pour que la contre-propa­­­­­­­­­gande puisse être effi­­­­­­­­­cace. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrê­­­­­­­­­ter d’ana­­­­­­­­­ly­­­­­­­­­ser les choses en profon­­­­­­­­­deur, surtout pas… Mais on ne doit pas se priver des formats qui marchent, il n’y a pas de raison de les lais­­­­­­­­­ser aux complo­­­­­­­­­tistes et aux racistes.

? Concrè­­­­­­­­­te­­­­­­­­­ment, à quels formats faites-vous allu­­­­­­­­­sion ?

? Par exemple, ce qui se répand le mieux sur les réseaux sociaux, ce sont les images accom­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­gnées d’une phrase-choc assez simple à comprendre. Mais aussi les vidéos courtes, ce que le monde asso­­­­­­­­­cia­­­­­­­­­tif commence à faire. Et puis réflé­­­­­­­­­chir à la longueur de nos articles. C’est un constat, les gens lisent moins. Sans aban­­­­­­­­­don­­­­­­­­­ner les réflexions longues, on peut réflé­­­­­­­­­chir à des doublons plus synthé­­­­­­­­­tiques, plus directs. C’est d’ailleurs une tendance jour­­­­­­­­­na­­­­­­­­­lis­­­­­­­­­tique… Au-delà de 4000 signes, je crois, les gens ne lisent plus.

? Du coup, ils ne liront pas cette inter­­­­­­­­­­­­­­­­­view…

? (Rires) Bon, on sait qu’il reste un public averti à qui le format long convient encore, mais n’ou­­­­­­­­­blions pas que l’enjeu, c’est main­­­­­­­­­te­­­­­­­­­nant de toucher les autres… Il s’agit de quit­­­­­­­­­ter une posture qui a été assez répan­­­­­­­­­due dans nos milieux de gauche et qui s’ap­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­rente à une forme de snobisme : les réseaux sociaux, ce serait un truc trop léger, trop bran­­­­­­­­­ché, pas sérieux… C’est fini, ça. Le temps est venu de l’ac­­­­­­­­­tion concer­­­­­­­­­tée et collec­­­­­­­­­tive sur ce terrain-là, c’est urgent car le retard est énorme.

? Vous êtes ensei­­­­­­­­­gnante en école supé­­­­­­­­­rieure. Vous êtes donc confron­­­­­­­­­tée à cette méfiance envers les discours offi­­­­­­­­­ciels, de la part des étudiants… Quelle expé­­­­­­­­­rience en reti­­­­­­­­­rez-vous ? Comment s’y prendre pour contrer cet état d’es­­­­­­­­­prit si répandu ?

? Ce qui me semble appor­­­­­­­­­ter le plus, c’est le fait d’in­­­­­­­­­car­­­­­­­­­ner ce qu’on dit. C’est la ques­­­­­­­­­tion de la cohé­­­­­­­­­rence. Tenir un discours, avoir une posture, ça ne passe plus du tout auprès des jeunes en géné­­­­­­­­­ral. Je pense qu’il ne faut pas hési­­­­­­­­­ter à dire d’où l’on parle, pourquoi on dit ce qu’on dit. Une des causes qui a créé le rejet du système, c’est le manque de sens, la décon­­­­­­­­­nexion entre ce qu’on raconte à l’école, ce qu’il « faut apprendre » et le vécu. Il faut vrai­­­­­­­­­ment réinjec­­­­­­­­­ter du sens, ce qui veut dire enga­­­­­­­­­ger sa personne et son être. J’ai observé que le sens se partage mieux quand on peut situer ce qu’on dit dans une trajec­­­­­­­­­toire person­­­­­­­­­nelle, sans pour autant étaler sa vie privée.

Le désa­­­­­­­­­veu à l’égard de la parole d’au­­­­­­­­­to­­­­­­­­­rité, en géné­­­­­­­­­ral, est très profond. Je me souviens d’un étudiant à qui je mention­­­­­­­­­nais diffé­­­­­­­­­rents sites de fact-checking, de désin­­­­­­­­­tox pour lutter contre le complo­­­­­­­­­tisme. Il s’est subi­­­­­­­­­te­­­­­­­­­ment insurgé contre ce retour d’une parole d’au­­­­­­­­­to­­­­­­­­­rité, qui propose de « réta­­­­­­­­­blir la vérité ». Ça ne passe plus du tout. Du coup, main­­­­­­­­­te­­­­­­­­­nant j’ac­­­­­­­­­cepte cela. Je partage ce qui, moi, m’a aidée, mais je laisse mes inter­­­­­­­­­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­teurs refu­­­­­­­­­ser ce qui ne fait plus sens pour eux. La posture, l’au­­­­­­­­­to­­­­­­­­­rité, l’ex­­­­­­­­­per­­­­­­­­­tise, il faut prendre acte que ça ne marche plus. Du coup, c’est très enga­­­­­­­­­geant pour l’en­­­­­­­­­sei­­­­­­­­­gnant (ou pour le péda­­­­­­­­­gogue en géné­­­­­­­­­ral).

? Pour termi­­­­­­­­­ner, reve­­­­­­­­­nons aux médias, disons, clas­­­­­­­­­siques. Sont-ils influen­­­­­­­­­cés par ce complo­­­­­­­­­tisme ambiant ?

? Oui, évidem­­­­­­­­­ment. Tout cela devient très poreux. À tel point que certaines critiques envers les médias en deviennent risibles. L’ima­­­­­­­­­gi­­­­­­­­­naire du complot, la réha­­­­­­­­­bi­­­­­­­­­li­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­tion de régimes auto­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­taires, le discours anti-système, les critiques poli­­­­­­­­­tiques binaires, le clima­­­­­­­­­tos­­­­­­­­­cep­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­cisme, les théo­­­­­­­­­ries anti-vaccins, même la propa­­­­­­­­­gande du régime syrien, tout cela trouve des échos impor­­­­­­­­­tants dans les médias clas­­­­­­­­­siques. Il n’y a pas d’un côté des médias « du système » et de l’autre des théo­­­­­­­­­ries alter­­­­­­­­­na­­­­­­­­­tives. Les fron­­­­­­­­­tières sont poreuses. C’est donc une vraie impos­­­­­­­­­ture des réseaux complo­­­­­­­­­tistes quand ils se disent persé­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­tés par les jour­­­­­­­­­na­­­­­­­­­listes. Et en même temps, à côté de ce phéno­­­­­­­­­mène d’in­­­­­­­­­fluence, il y a aussi du renfor­­­­­­­­­ce­­­­­­­­­ment en miroir. L’hy­­­­­­­­­per­­­­­­­­­fo­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­li­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­tion actuelle sur les ques­­­­­­­­­tions de l’Is­­­­­­­­­lam, du terro­­­­­­­­­risme, des atten­­­­­­­­­tats contri­­­­­­­­­bue à alimen­­­­­­­­­ter le réflexe de suspi­­­­­­­­­cion systé­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­tique des complo­­­­­­­­­tistes : ils nous parlent de cela, disent-ils, pour masquer les « vrais coupables », autre­­­­­­­­­ment dit, dans leur vision binaire, ce fameux « axe améri­­­­­­­­­cano-sioniste »…

Dans ces phéno­­­­­­­­­mènes d’in­­­­­­­­­fluence et de renfor­­­­­­­­­ce­­­­­­­­­ment, les médias sont très mal pris. Quoi qu’ils fassent, au fond, ils sont critiqués. Je pense qu’il faut les soute­­­­­­­­­nir. Et je ne parle pas ici des grands patrons de groupes de presse évidem­­­­­­­­­ment, ne confon­­­­­­­­­dons pas tout, je parle des jour­­­­­­­­­na­­­­­­­­­listes qui sont aujourd’­­­­­­­­­hui assez désem­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­rés. N’ou­­­­­­­­­blions pas qu’ils sont très nombreux à essayer de faire leur boulot le mieux possible, et qu’ils sont en fin de compte un reflet de la société. Il faut démys­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­fier les « médias », leur préten­­­­­­­­­due décon­­­­­­­­­nexion du monde, etc. La plupart des jour­­­­­­­­­na­­­­­­­­­listes sont juste des gens comme vous et moi.

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