Analyses

Suppres­sion du statut de coha­bi­tant : Alors on bouge ?! (août 2019)

Auteure : Monique Van Dieren, Contrastes août 2019, p17 à 19

La suppres­­­sion du statut de coha­­­bi­­­tant s’ins­­­crit dans un objec­­­tif plus vaste, celui de l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits. Cette reven­­­di­­­ca­­­tion est portée de longue date par les asso­­­cia­­­tions fémi­­­nistes qui luttent contre le modèle fami­­­lia­­­liste en matière de droits sociaux. Elles ont été progres­­­si­­­ve­­­ment rejointes par le monde asso­­­cia­­­tif et syndi­­­cal. Sur le prin­­­cipe donc, tout le monde est d’ac­­­cord, y compris les partis poli­­­tiques fran­­­co­­­phones de gauche et même du centre. De là à s’ac­­­cor­­­der sur les moda­­­li­­­tés de sa mise en appli­­­ca­­­tion, le chemin est encore long…

Equipes Popu­­­laires

Avant de passer rapi­­­de­­­ment en revue la posi­­­tion des diffé­­­rents acteurs favo­­­rables à la sup- pres­­­sion du statut de coha­­­bi­­­tant, deux préci­­­sions sont impor­­­tantes

Des écueils à éviter

La première préci­­­sion concerne le champ d’ap­­­pli­­­ca­­­tion du statut de coha­­­bi­­­tant. Si tous les acteurs asso­­­cia­­­tifs reven­­­diquent la suppres­­­sion du statut de coha­­­bi­­­tant dans le système assu­­­ran­­­tiel ou redis­­­tri­­­bu­­­tif (la sécu­­­rité sociale), peu d’as­­­so­­­cia­­­tions vont jusqu’à la reven­­­diquer dans le système assis­­­tan­­­tiel (l’aide sociale octroyée par les CPAS). Les raisons de ce posi­­­tionne- ment sont sans doute multiples. Elles peuvent être stra­­­té­­­giques ; commen­­­cer par reven­­­diquer la suppres­­­sion de ce qui paraît le plus illo­­­gique et inac­­­cep­­­table, à savoir la suppres­­­sion du statut de coha­­­bi­­­tant en matière de sécu­­­rité sociale. Elles peuvent égale­­­ment être poli­­­tiques. En effet, on pour­­­rait craindre que gommer les distinc­­­tions entre les deux systèmes (sécu­­­rité sociale et aide sociale) n’abou­­­tisse à terme à la dispa­­­ri­­­tion de la sécu­­­rité sociale et à la géné­­­ra­­­li­­­sa­­­tion d’une logique d’aide sociale indi­­­vi­­­dua­­­li­­­sée. La troi­­­sième raison peut être prag­­­ma­­­tique ; si on reven­­­dique l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits à tous les étages, le coût d’un aligne­­­ment des allo­­­ca­­­tions vers le haut sera impayable et risque donc d’ame­­­ner un énorme nivel­­­le­­­ment vers le bas…

Dans la foulée de cette crainte, une atten­­­tion doit préci­­­sé­­­ment être appor­­­tée au terme « indi­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion ». L’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion (des droits) n’est pas syno­­­nyme d’in­­­di­­­vi­­­dua­­­lisme (des com- porte­­­ments). La nuance est impor­­­tante, car à l’ère néoli­­­bé­­­rale de la « respon­­­sa­­­bi­­­lité indi­­­vi­­­duelle », certains partis poli­­­tiques pour­­­raient s’en­­­gouf­­­frer dans la brèche pour confondre les deux termes et mettre en place des mesures encore nette­­­ment plus défa­­­vo­­­rables à certaines caté­­­go­­­ries de personnes. Nous pensons, en parti- culier, aux femmes béné­­­fi­­­ciaires d’une pension sur base du prin­­­cipe des « droits déri­­­vés » (voir page 5). Pour la société civile progres­­­siste, il n’y a pas néces­­­sai­­­re­­­ment de contra­­­dic­­­tion entre l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits et le main­­­tien d’un système de soli­­­da­­­rité. La nuance est impor­­­tante car les mesures prises au nom de l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits peuvent provoquer des effets diamé­­­tra­­­le­­­ment oppo­­­sés.

Unani­­­mité de la société civile

Les mouve­­­ments fémi­­­nistes, dont les Femmes Prévoyantes Socia­­­listes (FPS) et Vie Fémi­­­nine, reven­­­diquent depuis long­­­temps une indivi- duali­­­sa­­­tion des droits en sécu­­­rité sociale.

Les FPS « inter­­­­­pellent depuis plus de 40 ans pour que l’en­­­semble des travailleur.euse.s, avec ou sans emploi, puissent béné­­­fi­­­cier de droits propres basés sur leurs coti­­­sa­­­tions et sur la soli­­­da­­­rité redis­­­tri­­­bu­­­tive, et non espé­­­rer des droits déri­­­vés liés à une rela­­­tion de parenté »1.

Même posi­­­tion pour Vie Fémi­­­nine qui reven­­­dique depuis très long­­­temps l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits en sécu­­­rité sociale, en favo­­­ri­­­sant la créa­­­tion de droits propres et suffi­­­sants, non dépen­­­dants du mode de vie, en dimi­­­nuant progres­­­si­­­ve­­­ment (par tranches d’âge) les droits déri­­­vés en matière de pension. Et ce dans le but de garan­­­tir aux femmes une auto­­­no­­­mie écono­­­mique tout au long de la vie.
Cepen­­­dant, Cécile De Wande­­­ler2 met en garde :
« Notre vision de l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits a évolué au contact des réali­­­tés de vie des femmes et du contexte de société dans lequel nous sommes aujourd’­­­hui. Nous crai­­­gnons que ce « concept », qui a été puis­­­sant pour dénon­­­cer les injus­­­tices et deman­­­der une égalité des droits en sécu­­­rité sociale, serve aujourd’­­­hui un projet d’af­­­fai­­­blisse- ment des droits et un discours culpa­­­bi­­­li­­­sant sur « l’ac­­­ti­­­va­­­tion » des femmes à l’em­­­ploi ».

Pour la FGTB, il faut « indi­­­vi­­­dua­­­li­­­ser systé­­­ma­­­tique­­­ment les droits sociaux, sans porter atteinte aux droits exis­­­tants ou acquis, ce qui implique de prendre les dispo­­­si­­­tions tran­­­si­­­toires néces­­­saires. L’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits sociaux vise la suppres­­­sion des diffé­­­rentes caté­­­go­­­ries liées à la compo­­­si­­­tion de ménage et aura pour consé­quence d’aug­­­men­­­ter le niveau des allo­­­ca­­­tions par la suppres­­­sion du statut coha­­­bi­­­tant et la reva­­­lo­­­ri­­­sa­­­tion du statut d’isolé »3. La FGTB ouvre donc la porte à une indi­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion complète des droits sociaux, y compris en aide sociale.

La CSC-ACV est favo­­­rable au prin­­­cipe de sup- pres­­­sion du statut de coha­­­bi­­­tant mais sa posi­tion est plus nuan­­­cée face à la complexité du dossier et aux risques de nivel­­­le­­­ment par le bas. Pour Paul Palster­­­man, « Si on pose la ques­­­tion sous l’angle de la simple égalité de trai­­­te­­­ment, il faut être conscient qu’on ne peut s’ap­­­puyer sur aucun prin­­­cipe juri­­­dique pour reven­­­diquer que l’éga­­­li­­­sa­­­tion se fasse par le haut. On pour­­­rait éven­­­tuel­­­le­­­ment contes­­­ter qu’elle se fasse par le bas, mais sans doute pas qu’elle se fasse autour d’un montant moyen assu­­­rant une neutra­­­lité budgé­­­taire. Cela implique­­­rait que l’al­­­lo­­­ca­­­tion des isolés soit, dans la plupart des cas, infé­­­rieure au seuil de pauvreté, ce qu’elle est déjà dans beau­­­coup de cas. Aligner le taux des « coha­bi­tants » sur celui des isolés repré­­­sen­­­te­­­rait un choix poli­­­tique, qu’il faudrait situer sur une échelle de prio­­­ri­­­tés sociales »4.

A minima et dans l’im­­­mé­­­diat, la CSC-ACV demande l’ali­­­gne­­­ment des allo­­­ca­­­tions de chômage sur celles des indem­­­ni­­­tés de mutuelle. Mais sur les grands prin­­­cipes, la CSC sous­­­crit bien évidem­­­ment aux reven­­­di­­­ca­­­tions du MOC, expri­­­mées dans son mémo­­­ran­­­dum. Dans le chapitre : Une égalité entre les hommes et les femmes, le MOC reven­­­dique la suppres­­­sion du statut de coha­­­bi­­­tant. « Il s’agit de cesser de réduire les droits consti­­­tués et de péna­­­li­­­ser les personnes qui coha­­bitent au sein d’un même loge­­­ment, qu’ils soient conjoints ou pas (…). Une étape inter­­­­­mé­­­diaire consis­­­te­­­rait à consi­­­dé­­­rer comme isolé tout coha­­­bi­­­tant vivant avec une personne dont les reve­­­nus sont infé­­­rieurs à un certain niveau et à aligner la notion de personne à charge sur celui de l’in­­­va­­­li­­­dité de façon à rele­­­ver les seuils de revenu.
Cette mesure s’ins­­­crit dans le prin­­­cipe de l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits privi­­­lé­­­giant à la fois l’au­­­to­­­no­­­mie et la soli­­­da­­­rité qui doit être mise en œuvre dans la sécu­­­rité sociale de façon progres­­­sive, en prévoyant une période de tran­­­si­­­tion qui permet de passer des droits déri­­­vés à la consti­­­tu­­­tion de droits propres suffi­­­sants ». Bien que très subjec­­­tive, cette notion de « droits propres suffi­­­sants » est donc plus nuan­­­cée que l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion pure et dure et préco­­­nise une adap­­­ta­­­tion de la sécu­­­rité sociale qui tienne compte de la diver­­­si­­­fi­­­ca­­­tion et de la préca­­­ri­ sa­­­tion des parcours de vie et profes­­­sion­­­nels.

Le Collec­­­tif Soli­­­da­­­rité Contre l’Ex­­­clu­­­sion s’est posi­­­tionné, dès ses débuts, pour l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits, avec comme première étape la suppres­­­sion du statut de coha­­­bi­­­tant dans toutes les branches de la sécu­­­rité sociale. Dans le régime de l’aide sociale (CPAS), Yves Martens5 plaide pour qu’une partie des reve­­­nus des autres personnes du ménage ne soit pas prise en compte pour le calcul de l’al­­­lo­­­ca­­­tion du chef de ménage, de manière à le péna­­­li­­­ser le moins possible. Pour lui, cela repré­­­sen­­­te­­­rait déjà un grand progrès par rapport à la situa­­­tion actuelle.

La Ligue des Familles s’est aussi rangée du côté des asso­­­cia­­­tions qui reven­­­diquent la suppres­­­sion du statut de coha­­­bi­­­tant en sécu­­­rité sociale. Sa campagne de péti­­­tion­­­ne­­­ment « Ensemble sous le même toit » a déjà récolté plus de 10.000 signa­­­tures, et elle va orga­­­ni­­­ser une table ronde en septembre prochain pour faire pres­­­sion sur le gouver­­­ne­­­ment afin qu’il inscrive cette reven­­­di­­­ca­­­tion dans son programme.

Quant au Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP), il reven­­­dique l’in­­­di­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits tant en sécu­­­rité sociale qu’en aide sociale. Pour Chris­­­tine Mahy (voir inter­­­­­view en page 11), « On constate tous les jours que le statut de coha­­­bi­­­tant appau­­­vrit les gens, brise les soli­­­da­­­ri­­­tés fami­­­liales et amicales. Le RWLP n’a pas de solu­­­tions concrètes à propo­­­ser, mais il est temps de mettre autour de la table des experts, des repré­­­sen­­­tants de la société civile et des partis poli­­­tiques pour mettre ce statut de coha­­­bi­­­tant à la poubelle ».

Nous termi­­­ne­­­rons ce pano­­­rama non exhaus­­­tif par la posi­­­tion de Philippe Defeyt (Insti­­­tut pour un Déve­­­lop­­­pe­­­ment Durable) qui, lui aussi, plaide pour une indi­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits géné­­­ra­­­li­­­sée à tous les régimes (sécu­­­rité sociale et assis­­­tance), mais qui, selon lui, n’est possible qu’en arti­­­cu­­­la­­­tion avec l’ins­­­tau­­­ra­­­tion d’un re- venu de base (allo­­­ca­­­tion univer­­­selle) et d’une allo­­­ca­­­tion loyer (voir article page 14).

La pres­­­sion de la société civile est donc forte pour que cette reven­­­di­­­ca­­­tion se concré­­­tise enfin, même si elle ne pourra se réali­­­ser que par étapes, et en évitant que la logique néoli­­­bé­­­rale et les problèmes budgé­­­taires n’abou­­­tissent à un nivel­­­le­­­ment par le bas. La mise en place d’un panel d’ex­­­perts est indis­­­pen­­­sable et urgente.

Il faudra égale­­­ment prendre à bras-le-corps les ques­­­tions sensibles à gauche, telles que les pièges à l’em­­­ploi, les clés de calcul de la pauvreté, le sort à réser­­­ver aux droits déri­­­vés, etc. Et de manière plus géné­­­rale, il faut suppri­­­mer les couches succes­­­sives de contrôles, trans­­­for­­­mer l’ima­­­gi­­­naire (des auto­­­ri­­­tés publiques et de l’opi­­­nion publique) de suspi­­­cion de fraude en un droit à une vie décente et au respect des choix de vie sans en subir de péna­­­li­­­sa­­­tion finan­­­cière.

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1. Coline Maxence, dans une carte blanche du Vif du 16/03/2019.
2. Indi­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits à la pension ou « moder­­­ni­­­sa­­­tion » de la dimen­­­sion fami­­­liale ? Cécile De Wande­­­ler, Vie Fémi­­­nine, novembre 2017.
3. Extrait de la vision de la FGTB de la sécu­­­rité sociale du futur, posi­­­tion présen­­­tée dans la cadre du Forum orga­­­nisé la 30/04/2019 par le SPF sécu­­­rité sociale.
4. Indi­­­vi­­­dua­­­li­­­sa­­­tion des droits. Une défi­­­ni­­­tion aux multiples
enjeux, Paul Palster­­­man, Démo­­­cra­­­tie, octobre 2017.
5. Inter­­­ven­­­tion au colloque des Equipes Popu­­­laires sur la compo­­­si­­­tion de ménage en octobre 2018